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Henri Duvernois : Le danger

vendredi 18 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 19 février 1920 1920 .

Par amour de sa femme, Auguste Monsinet voulut être beau. Elle le plaisantait parce que sans être obèse, il se maintenait assez difficilement sur les limites du majestueux. Il supprima son petit déjeuner, se priva de toute sieste, remplaça le pain par des biscottes et suivit le régime sec. En même temps, il sacrifia sa barbe et sa moustache, s’imposa de longue marches, et il obtint un résultat assez stupéfiant : le bourgeois jovial et grassouillet qu’il était se transforma en gentleman dégonflé, triste de cette tristesse particulière aux anciens gras.

— Je te préférais avant, déclara Mme Monsinet, qui était impitoyable.

Auguste ne se le fit pas dire deux fois. Il revint à l’auto, à la sieste, au pain, au vin pur, laissa repousser sa moustache et reprit sa gaieté.

— Tu es bien mieux ainsi, lui confia Mme Monsinet. Je n’ai pas besoin d’un don Juan. D’ailleurs, nous sommes mariés depuis quinze ans, et je me suis habituée à rayer le romanesque de ma vie. J’en ai souffert un peu, mais qu’importe ! Ce qu’il me faudrait pour être heureuse, ce sont ces attentions, cette tendresse constante, et, pour tout t’expliquer en un mot, ce je ne sais quoi qui est le privilège de certaines amours, paraît-il. Tu es très gentil, je te l’accorde ; avec toi, je me sens en sécurité, à l’abri des grandes catastrophes...

— Mais pas heureuse ?

— N’exagérons pas.

— Voudrais-tu sortir davantage ? Danser ?

— Je n’en ai plus l’âge.

— Tu joues à la vieille dame dans nos conversations, mais dès que tu as mis le nez dehors, tu rivalises, et victorieusement, avec les plus jeunes femmes. D’ailleurs, tu n’as que trente-quatre ans. En somme, tu ne te plains de ton âge que quand tu regardes dans mes yeux.

— C’est peut-être la faute de tes yeux.

— Sans doute. Veux-tu que...

— Oh ! non, n’essaie plus rien, je t’en supplie. Je n’ai qu’à me résigner... D’autres sont plus à plaindre.

Cette conversation inspira à Monsinet une inquiétude salutaire. Il observa sa femme qui, durant quelques semaines, se berça dans sa mélancolie comme dans un hamac, à l’automne, avec une coquetterie charmante et désespérée. Le pauvre homme se demandait si un tel état avait chance de durer longtemps, quand un événement survint, sous la forme du plus gracieux des cavaliers. Il se nommait Louis Crestinien. C’était un jeune oisif. Il s’habillait à ravir et conversait avec éloquence sur les sujets les plus arides de la littérature, de la science et de la psychologie. Il obtenait donc le plus grand succès : les imbéciles s’étonnaient qu’un monsieur aussi délicieusement vêtu disposât de telles ressources intellectuelles ; les autres admiraient que, renseigné sur les arts et sur les livres, il fût aussi élégant. En réalité, il lisait, en confiant chaque matin ses ongles précieux à la manucure. Dix minutes de gymnastique littéraire ; il n’en faut pas plus pour briller dans les salons.

Louis Crestinien, invité à dîner chez les Monsinet, se trompa de jour, fut retenu sans cérémonie et éblouit totalement Mme Monsinet.

M. Monsinet s’aperçut tout de suite du grand changement qu’avait produit ce nouveau venu dans l’attitude de sa conjointe. Mme Monsinet ne s’ennuyait plus, ne parlait plus de son âge, n’apportait plus comme un trophée un cheveu blanc arraché dans sa toison blonde. Elle acheta des robes, des chapeaux, mille frivolités, et fut telle enfin que quinze ans auparavant, quand elle avait des illusions sur lui. Le sagace époux eut d’autant plus de méfiance que le jeune Crestinien, se piquant au jeu, apparaissait de mieux en mieux verni, faisait la roue et venait dîner trop souvent. Il devenait ce dangereux ami de la maison qui n’est pas l’ami du mari, l’hôte pour qui la femme de chambre ajoute un couvert de plus, avec un sourire.

Et M. Monsinet souffrit. Sans recourir à aucun régime, il maigrit. Sa femme ne s’en aperçut point ; elle ne lui dédiait plus que ces ternes regards où le moins prévenu discerne une indifférence complète, prélude de plus graves hostilités. Il résolut d’agir, et il le fit avec une grande perfidie. Un jour, il dit négligemment à sa femme :

— Thérèse, j’ai rencontré Crestinien tout à l’heure, et je lui ai demandé de venir dîner ici ce soir.

Il pensait : « Si elle me répond : "Tu as eu là une très bonne idée », le mal est anodin, et il ne s’agit que de la vague sympathie d’une femme en proie à l’ennui pour le premier venu qui la distrait un peu. » Mais Thérèse rosit de plaisir et fit un « Ah ! » où tremblait une émotion qui leva les derniers scrupules d’Auguste.

— Il est charmant, fit-il.

— Charmant, répéta Thérèse.

— Et je ne pourrais plus me passer de lui. Pas toi ?

— Oh ! moi !

— C’est un ami. Bien que je ne le connaisse pas depuis longtemps, j’ai tellement confiance en lui que je lui livre mes petits secrets. Tu vas me gronder... Promets-moi de ne pas te fâcher.

— Je te le promets... Qu’est-ce que tu lui as raconté ?

— Que tu me désolais avec tes idées sur ton âge...

— Hein !

— « Comment ! s’est-il écrié, Mme Monsinet s’imagine qu’elle vieillit ! Voilà qui est désolant. Il faut apporter un remède à ça... »

— Un remède ?

— Un remède. Il n’a rien ajouté, mais j’ai remarqué que le soir même — c’était la seconde fois qu’il venait à la maison — il a été avec toi si gentil, si prévenant... Rappelle tes souvenirs... C’est vrai, il était touchant, ce garçon, il voulait te rassurer à tout prix... il t’a serré la main... il t’a même fait, Dieu me pardonne, un brin de cour — oh ! respectueux... mais si affectueusement... pour te prouver que tu avais tort... que tu...

Mme Monsinet était sur le point de suffoquer de colère. Monsinet se tut.

— Quand, votre ami viendra, bégaya sa femme, vous lui direz que je suis souffrante ; vous dînerez avec lui, puisqu’il vous amuse et que vous l’avez choisi pour lui confier vos stupidités. Cela ne m’étonne d’ailleurs pas que vous vous entendiez si bien avec lui ; c’est un idiot, ses manières me déplaisent depuis longtemps, et je vous préviens que je ne veux plus le voir ici...

Henri Duvernois