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Rider Haggard : She 14

lundi 21 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 28 février 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 14

Roman de M. RIDER HAGGARD

IX(Suite)

Le vieux Billali se dirigea en rampant vers le réduit, et je le suivis en faisant de mon mieux pour conserver ma dignité. Mais ce fut en vain ; comment, en effet, paraître digne quand on suit un vieillard qui se traîne sur son estomac comme un serpent ? Et puis, afin de ne pas aller trop vite, j’étais obligé de rester la jambe en l’air à chaque pas, ou bien de m’arrêter court entre chaque enjambée, comme Marie Stuart marchant au supplice. Billali rampait fort lentement — sans doute qu’il était alourdi par l’âge — et, en vérité, nous n’avancions guère. J’étais immédiatement derrière lui, et, plusieurs fois, j’eus l’envie de l’aider d’un bon coup de pied. La situation finissait par être du plus haut comique, et je dus me moucher pour m’empêcher de rire, ce qui scandalisa fort le vieux Billali.

Nous parvînmes enfin jusqu’aux rideaux, et Billali s’affaissa littéralement sur son estomac, les mains étendues en avant comme s’il était mort. Ne sachant que faire, je promenais mes égards tout autour de moi, quand, soudain, je m’aperçus qu’il y avait quelqu’un derrière les rideaux. Je ne pouvais voir la personne, mais je sentais qu’elle me regardait et j’éprouvais une sorte de trouble nerveux. L’aspect solitaire du lieu, malgré les riches tentures et la lumière des lampes, ce silence profond, la vue de Billali étendu comme un cadavre devant les lourds rideaux, l’odeur des parfums qui semblait monter vers la voûte du souterrain, tout cela était bien fait pour vous émouvoir. Les minutes s’écoulaient, et il n’y avait encore ni signe de vie ni mouvement du rideau, mais je sentais le regard de cet être inconnu me transpercer comme une flèche, et une terreur secrète faisait perler des gouttes de sueur sur mon front.

Au bout d’un moment, la tapisserie remua enfin. Qui pouvait bien être derrière ce rideau ? Quelque reine sauvage toute nue, une beauté orientale languissante, ou une jeune femme de notre époque, en train de boire son thé ? Je n’avais aucune idée à cet égard, et, dans l’état d’esprit où je me trouvais, rien n’aurait pu m’étonner. Le rideau s’agita un peu, puis, soudain, apparut entre ses plis une main d’une blancheur éclatante avec de longs doigts effilés et de charmants ongles roses. La main écarta le rideau et, au même instant, j’entendis une voix, la plus douce et la plus argentine que j’aie jamais entendue ; on aurait dit, en vérité, le murmure d’un ruisseau.

— Étranger, dit la voix en arabe, mais en un arabe beaucoup plus pur et plus classique que le langage des Amahagger, étranger, pourquoi es-tu si effrayé ?

En dépit de mes terreurs secrètes, je me flattais d’avoir gardé un calme parfait, et je fus donc assez étonné de cette question. Je n’avais pas encore eu le temps de préparer une réponse quand le rideau s’ouvrit, et une étrange apparition s’offrit à mes regards. Figurez-vous une forme humaine drapée des pieds à la tête dans une étoffe blanche qui dissimulait jusqu’aux yeux, et qui me rappelait, malgré moi, le linceul des cadavres, bien qu’on aperçût la chair rosée sous cette enveloppe diaphane... Je me sentis, je l’avoue, plus effrayé que jamais, et mes cheveux se dressèrent sur ma tête à la vue de cet être fantastique. Et pourtant j’étais en présence, non d’une momie. mais d’une grande et jolie femme qui, à une beauté éclatante, joignait une grâce serpentine tout à fait extraordinaire. Quand elle remuait la main ou le pied, tout son corps semblait onduler, et le cou, au lieu de plier, se recourbait.

— Pourquoi es-tu si effrayé, étranger ? répéta la voix d’un accent qui pénétra jusqu’au fond de mon cœur comme le son de la plus douce musique. Ai-je donc l’air si redoutable ? Ah ! les hommes sont bien changés, maintenant !

Et, là-dessus, elle se retourna d’un geste gracieux et coquet qui fit ressortir ses charmes éblouissants et l’opulence de sa noire chevelure retombant en boucles épaisses jusque sur ses pieds chaussés de sandales.

— C’est ta beauté qui me remplit d’effroi, ô reine, répondis-je humblement, ne sachant quoi dire.

Et, au même instant, il me sembla entendre le vieux Billali, qui était encore prosterné sur le sol, murmurer :

— Très bien ! mon fils, très bien !

— Je vois que les hommes savent encore nous abuser, nous autres femmes, par de fausses paroles. Étranger, répondit-elle avec un rire qui résonnait comme une clochette d’argent, tu as eu peur parce que mes yeux cherchaient à lire dans ton cœur. Mais, n’étant qu’une pauvre femme, je te pardonne ton mensonge, car il était dit galamment. Et maintenant, dis-moi pourquoi vous êtes venus dans ce pays de marécages, de crimes, d’ombres des morts ? Vous faites donc assez peu de cas de votre existence pour la remettre entre les mains de « Celle qui doit être obéie » ? Dis-moi comment vous avez appris la langue que je parle. C’est une ancienne langue, cette douce enfant du vieux Syrien. Est-elle encore vivante ici-bas ? Tu vois que je demeure au milieu des morts et je ne sais rien des affaires des hommes, qui m’importent peu d ’ailleurs. J’ai vécu de mes souvenirs, ô étranger, et mes souvenirs sont ensevelis dans un tombeau que j’ai creusé de mes propres mains, car on a eu bien raison de dire que les fils des hommes sont les auteurs de leurs propres maux.

Et sa jolie voix trembla et s’évanouit en un murmure aussi doux que le gazouillement d un oiseau. Tout à coup, ses regards tombèrent sur Billali étendu à ses pieds et, reprenant ses esprits :

— Ah ! te voici, vieillard, s’écria-t-elle. Raconte-moi ce qui s’est passe dans ta famille. Mes hôtes ont été, paraît-il, attaqués, un d’eux a failli être tué et dévoré par ces brutes, tes enfants, et si les autres n’avaient vaillamment combattu, ils auraient été massacrés, eux aussi, et je n’aurais pu rappeler le corps à la vie. Qu’est-ce que cela signifie, vieillard ? Qu’as-tu à dire pour ta défense ?

Sa voix, enflée par la colère, se répercutait maintenant contre la paroi du rocher. Il me semblait voir aussi ses yeux briller à travers la gaze qui les recouvrait. Le pauvre Billali, que j’avais cru être à l’abri de toute crainte, tremblait littéralement de frayeur.

— O reine, dit-il, sans oser relever la tête, ô reine, sois miséricordieuse envers ton serviteur. Je ne suis pas coupable, c’était la faute de ces misérables qu’on appelle mes enfants ! Excités par une femme qu’un de tes hôtes avait repoussée, ils voulaient, suivant l’ancienne coutume du pays manger l’étranger noir qui est venu ici avec tes hôtes blancs, croyant que tu n’avais donné aucun ordre au sujet du noir. Mais, quand ton hôte ici présent et son ami virent de quoi il s’agissait, ils tuèrent la femme et tuèrent aussi leur serviteur pour le sauver des horreurs du « pot brûlant ». Alors, ces misérables, altérés de sang, sautèrent à la gorge des blancs, mais ceux-ci luttèrent vaillamment, et ils avaient massacré plusieurs assaillants quand je vins à leur secours et les sauvai ; après quoi, ô reine, j’ai envoyé les criminels à Kôr ; pour être jugés par ta grandeur !

— Oui, vieillard, je le sais, et demain je siégerai dans la grande salle et je les jugerai comme ils le méritent, n’aie pas peur. Quant à toi, je te pardonne, mais dorénavant, veille mieux sur ta famille. Tu peux t’en aller.

Billa-li se releva sur ses genoux avec une promptitude étonnante, fit trois saluts et, sa barbe blanche traînant sur le sol, quitta la pièce en rampant comme il y était entré, jusqu’à ce qu’il disparût enfin derrière les rideaux, me laissant, à mon grand effroi, seul avec cette terrible, mais fascinante personne.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)