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Rider Haggard : She 16

lundi 21 décembre 2020, par Denis Blaizot


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Ce texte a été publié le 1er mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 16

Roman de M. RIDER HAGGARD

X(Suite)

Elle se renversa sur le divan, et je sentis que ses yeux cherchaient de nouveau à lire dans mon cœur.

— Oh ! homme, dit-elle enfin, d’une voix lente et mesurée, il y a des choses sur la Terre que tu ne connais sans doute pas encore. Crois-tu que tout meurt, comme le croyaient ces Juifs ? Eh bien ! je te dis qu’en réalité rien ne meurt. La mort n’est qu’un mot, il n’y a qu’une métamorphose ! Vois. (Et elle désigna quelques sculptures sur la paroi du rocher.) Trois fois deux mille ans ont passé depuis que le dernier membre de la grande race qui a ciselé ces tableaux est tombé sous les coups d’un fléau pestilentiel, et, pourtant ces gens ne sont pas morts. Ils vivent encore à présent, et peut-être leurs esprits viennent-ils nous visiter à ce moment même. (Et elle promena ses regards autour de la pièce.) Assurément, il me semble parfois que mes yeux peuvent les voir.

— Oui, mais pour le monde, ils sont morts.

provisoirement, .mais même pour le monde, ils renaissent plusieurs fois... Oui, moi, Ayesha — car c’est là mon nom, étranger — je te dis que j’attends maintenant la résurrection d’un être que j’aimais, et je demeure ici jusqu’à ce qu’il vienne me retrouver, sachant bien qu’il viendra... Si j’habite au milieu de barbares pires que les bêtes, moi qui suis plus belle que l’Hélène des Grecs ; moi dont la sagesse surpasse celle de Salomon, moi qui connais tous les secrets de l’univers, c’est que j’attends celui que j’aime. J’ai peut-être fait le mal, je l’ignore, — qui peut, en effet, distinguer le bien du mal ? — Aussi, quoique ce soit impossible, je crains de mourir, car il pourrait alors s’élever entre nous une muraille infranchissable ! Mais le jour viendra, peut-être dans cinq mille ans, peut-être demain, où lui, mon adoré, renaîtra, et alors, suivant une loi plus forte que tous les desseins de l’humanité, il me retrouvera, ici même, et son cœur s’adoucira aisément envers moi, bien que j’ai pèché contre lui, oui, quoiqu’il ne me connaisse plus, il m’aimera, quand ce ne serait que pour ma beauté.

Durant un instant, je restai comme pétrifié, sans pouvoir rien répondre. Tous ces mystères dépassèrent les limites de mon intelligence.

— Mais s’il en est ainsi, ô reine, dis-je enfin, si nous autres hommes nous renaissons plusieurs fois, il n’en est pas de même pour toi, si tu dis la vérité. (Je sentis son regard se fixer de nouveau sur moi.) Toi, m empressai-je de continuer, qui n’es jamais morte...

— En effet, répondit-elle ; mais j’ai pu, grâce à mon savoir, résoudre une des grandes énigmes de l’univers. Dis-moi, étranger : La vie existe, pourquoi donc la vie ne pourrait-elle être prolongée ? Que sont dix, quinze, vingt mille ans dans l’histoire de la vie ? En deux mille ans, ces grottes n’ont point changé, rien n’a changé sauf les bêtes et l’homme, qui est semblable aux bêtes. Eh bien ! il n’est pas si difficile que tu croîs de prolonger la vie humaine. La nature a en elle un principe fécondant, et celui qui possède tous ses secrets vivra autant qu’elle. Ces secrets, je ne les possède pas tous, néanmoins je les connais mieux qu’aucun de ceux ou de celles qui m’ont précédée. Maintenant, je ne doute pas que tout cela ne soit un grand mystère pour toi, et, ne voulant pas abuser de ton attention, je remets cet entretien à une autre fois. Devines-tu comment j’ai pu savoir que vous veniez dans ce pays et vous arracher au supplice du « pot brûlant » ?

— Non, ô reine, répondis-je d’une voix faible.

— Alors, regarde cette eau.

Et elle désigna la vasque taillée dans la pierre sur laquelle elle se pencha, la main droite étendue.

Je me levai et regardai, et au même instant l’eau se troubla. Elle se clarifia ensuite, et je vis aussi distinctement que possible, je vis, dis-je, notre baleinière flottant sur l’horrible canal. Rien n’y manquait, Léo couché au fond du bateau, le visage couvert pour le préserver des moustiques, moi-même, Job, enfin Mahomet halant le bateau sur la rive.

Je reculai avec effroi, et m’écriai que c’était de la magie, car la scène était reproduite avec une exactitude surprenante.

— Non, non, Holly, répondit-elle, il n’y a aucune magie là-dedans. Ce qu’on appelle à tort magie n’est que la connaissance des secrets de la nature. Cette eau me sert de miroir ; j’y vois ce qui se passe sur la terre, si tel est mon bon plaisir. Je puis te montrer ainsi tous les événements du passé ; quant à l’avenir, le secret m’en est encore dérobé. Un jour donc, je me suis rappelé ce vieux canal — j’y avais navigué il y a environ vingt siècles et j’eus l’idée de le contempler à nouveau. Je regardai, et je vis le bateau et les trois hommes marchant sur la rive ; un quatrième, dont je ne pouvais distinguer les traits, mais qui avait l’air jeune et distingué, était couché au fond du bateau. Et maintenant, adieu. Un moment encore ; parle-moi de ce jeune homme, le « Lion », comme l’appelle le vieux Billali ; je voudrais le voir, mais il est malade, dis-tu, malade de la fièvre, et blessé par-dessus le marché.

— Il est très malade, répondis-je tristement, ne peux-tu rien faire pour lui, ô reine, qui sais tant de choses ?

— Certainement que je le puis ; je puis le guérir ; mais pourquoi parles-tu si tristement ? Aimes-tu ce jeune homme ? Il est peut-être ton fils ?

— Mon fils adoptif, ô reine. L’amènera-t-on devant toi ?

— Non. Quand la fièvre l’a-t-elle pris ?

— C’est maintenant le troisième jour.

— Bon ; il faut qu’il reste encore un jour couché. Alors, peut-être se remettra-t-il tout seul, et cela vaudra mieux que si je le guéris, car mes remèdes sont de force à ébranler la vie jusque dans ses fondements ! Cependant si, demain soir, à l’heure où la fièvre l’a pris pour la première fois, son état ne s’améliore pas, alors je viendrai le guérir. À propos, qui prend soin de lui ?

— Notre esclave blanc ; et puis... ajoutai-je avec quelque hésitation, une femme nommée Ustane, une beauté de ce pays. qui l’a embrassé dès qu’elle l’a vu. et qui est toujours restée près de lui depuis lors, suivant la coutume de ton peuple, ô reine !

— Mon peuple ! ne me parle pas de mon peuple, ajouta-t-elle sur-le-champ ; ces esclaves ne sont que des chiens qui exécutent mes ordres jusqu’au jour de ma délivrance ; et quant à leurs coutumes, elles m’importent peu. De même, ne m’appelle pas reine, je suis dégoûtée de la flatterie et des titres ; appelle-moi Ayesha ; ce nom résonne doucement à mes oreilles, c’est un écho du passé. Quant à Ustane, je ne sais que dire ; je me demande si c’est elle dont je dois me méfier... A-t-elle ?... Attends, je vais voir.

Et se penchant en avant, elle étendit la main sur la vasque remplie d’eau qu’elle contempla un instant.

— Vois, dit-elle tranquillement, est-ce la femme en question ?

Je regardai l’eau ; à sa paisible surface, se dessinait la silhouette du visage d’Ustane. Elle se penchait en avant, et veillait, avec une tendresse infinie, sur un homme couché à ses pieds.

— C’est elle, dis-je tout bas, car je me sentais de plus en plus troublé ; elle veille sur Léo endormi.

— Léo ! murmura. Ayesha..., c’est étrange..., oui, presque le même..., mais c’est impossible !...

D’un geste impatient, elle passa de nouveau sa main sur l’eau. Celle-ci se troubla, l’image s’évanouit, et la lampe seule éclaira la paisible surface de ce miroir vivant.

— As-tu encore quelque chose à me demander, avant de me quitter, ô Holly, dit-elle après avoir réfléchi quelques instants. C’est une rude vie que tu mènes ici. car ces gens sont des sauvages, et ignorent les mœurs de l’homme civilisé. J’ai commandé à mes femmes de te servir ; ce sont des sourdes-muettes, et par conséquent les plus sures des esclaves, sauf pour ceux qui savent lire sur leurs visages et comprendre leurs signes. As-tu encore quelque chose à me demander ?

— Oui, une seule chose, Ayesha, dis-je hardiment, quoique en tremblant dans mon for intérieur. Je voudrais voir ton visage.

Elle rit de son rire argentin.

— Réfléchis, Holly, répondit-elle, réfléchis. Tu sembles connaître les vieux mythes des dieux de la Grèce. N’y eut-il pas un certain Actéon qui périt pour avoir été trop épris de la beauté féminine ? Si je te montre mon visage peut-être ton cœur se consumera-t-il en un désir impuissant : car je suis destinée à un seul homme qui a été, mais qui n’est pas encore.

— Comme tu voudras, Ayesha. lui dis-je. Ta beauté ne me fait pas peur. Les charmes de la femme ne sont que vanité et passent comme la fleur.

— Tu te trompes, répliqua-t-elle ; ma. beauté durera autant que ma vie ; toutefois, qu’il soit fait comme tu le désires ; mais ne t’en prends qu’à toi-même si ta passion triomphe de ta raison, et la mène plus loin que tu ne voudrais aller. L’homme qui a contemplé ma beauté en garde un éternel souvenir, et c’est pour cela que je n’ôte jamais mon voile, même en présence de ces sauvages. Eh bien ! veux-tu voir ?

— Je le veux, répondis-je, dominé par ma curiosité.

Elle leva ses beaux bras et, lentement, très lentement, détacha un ruban noué sous sa chevelure. Alors, tout d’un coup, le sinistre vêtement retomba jusqu’à terre, et Ayesha m’apparut vêtue d’une simple étoffe blanche, qui, se moulant sur son corps, faisait ressortir tout l’éclat de son incomparable beauté. Cette robe était agrafée autour de la taille par un serpent en or massif, et laissait à découvert sa poitrine d’une blancheur de neige, sur laquelle ses bras étaient croisés... je contemplai son visage, et je n’exagère pas en disant que je reculai aveuglé et frappé de stupeur.

La plume est impuissante à décrire ses yeux profonds et doux, ce large et noble front, ces traits fins et délicats. Oui, cette beauté était sublime, presque céleste, et pourtant elle avait quelque chose de mauvais, de vraiment diabolique ; on lisait dans ces yeux une cruelle expérience de la vie, le chagrin et la passion y avaient laissé une empreinte ineffaçable, et ce regard de pécheresse semblait dire : « Vois, je suis belle comme aucune femme ne l’a jamais été, je suis immortelle et presque divine, et pourtant le souvenir me hante de siècle en siècle ; la Passion me conduit par la main — j’ai fait le mal, et le remords m’a poursuivie de siècle en siècle, et je ferai le mal de siècle en siècle, et je connaîtrai l’affliction jusqu’au jour de ma rédemption. »

Attiré par une force magnétique à laquelle je ne pouvais résister, je demeurai les yeux fixés sur son visage, et il me sembla qu’un courant électrique secouait tout mon être.

Elle se mit à rire — ah ! quel rire argentin ! — et prit un air de majestueuse coquetterie qui rappelait Vénus Victrix.

— Téméraire ! dit-elle, tes désirs ont été exaucés ; mais prends garde que, nouvel Actéon, tu ne périsses misérablement, mis en pièces par tes passions ! Moi aussi, ô Holly, je suis une déesse vierge qu’aucun homme ne put émouvoir, sauf un seul — et ce n’est pas toi. Eh bien ! as-tu assez vu ?

— J’ai contemplé ta beauté, et je suis aveuglé, dis-je d’une voix rauque, en couvrant mes yeux de ma main.

— Qu’est-ce que je te disais ? La beauté est comme l’éclair ; elle est sublime, mais elle anéantit même les arbres, ô Holly ! Et là-dessus elle se mit de nouveau à rire.

Soudain, elle s’arrêta, et un changement étrange se produisit en elle. Ses yeux prirent une expression où l’horreur semblait lutter avec une sombre espérance surgissant des profondeurs de son âme. Son gracieux visage se contracta et tout son être sembla se raidie.

— O homme, dit-elle d’une voix sifflante, en renversant la tête comme un serpent prêt à mordre — ô homme, où as-tu trouvé ce scarabée ? Parle, ou je te réduis en poudre sur-le-champ !

Et elle fit un pas vers moi, et ses yeux me lancèrent un si terrible regard que je m’affaissai sur le sol, en proie à une indicible terreur.

— Paix, dit-elle en reprenant soudain son doux accent. Je t’ai effrayé ! Pardonne-moi ! Mais parfois, ô Holly, la longueur du temps m’impatiente et je suis tentée d’user de mon pouvoir uniquement pour faire souffrir... tu as failli mourir, mais je me suis rappelé... Mais le scarabée, le scarabée ?

— Je l’ai ramassé, répondis-je d’une voix faible, en me relevant.

Et, en vérité, j’étais si troublé que pour le moment je me rappelai seulement avoir ramassé la bague dans la grotte de Léo.

— C’est étrange, dit-elle avec un tremblement et une agitation qu’on n’aurait pas attendus de cette terrible femme, mais j’ai connu jadis un scarabée à peu près semblable. Il pendait au cou d’un homme que j’aimais...

Et elle poussa un petit soupir qui me montra qu’après, tout elle n’était qu’une femme, quoique fort âgée peut-être.

— Oui, continua-t-elle, c’est à peu près le même scarabée, et pourtant, je n’en ai jamais vu un pareil... Mais le scarabée que j’ai connu n’était pas monté en chaton de bague... Et maintenant, va. Holly. et si tu le peux, tâche, d’oublier que tu as contemplé la beauté d’Ayesha.

Puis, me tournant le dos, elle s’affaissa sur le divan, et enfonça sa tête dans les coussins.

Quant à moi, je m’éloignai en chancelant et je ne me rappelle pas comment j’atteignis ma grotte.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)