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Rider Haggard : She 25

mercredi 23 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 10 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 25

Roman de M. RIDER HAGGARD

XIX (Suite)

Ayesha prit alors la parole :

— Pardonne-moi, mon hôte, dit-elle doucement, si ma sentence t’a choqué.

 Te pardonner ! méchante créature ! s’écria le pauvre Léo en se tordant les mains de rage et de désespoir. Je te tuerai plutôt, si je le puis...

— Non, non, répondit-elle de la même voix douce, tu ne comprends pas encore, mais le moment est venu de t’instruire. Tu es mon bien-aimé, — mon trésor, mon Kallikratès ! Je t’ai attendu deux mille ans, Kallikratès, et maintenant enfin tu m’es rendu ; et quant à cette femme, ajouta-t-elle en désignant le cadavre, elle se dressait entre toi et moi ; aussi l’ai-je fait disparaître, Kallikratès.

— C’est un détestable mensonge ! dit Léo. Je ne m’appelle pas Kallikratès, je suis Léo Vincey ; Kallikratès était mon ancêtre, je le crois du moins.

— Oui, oui, Kallikratès était ton ancêtre, et tu es Kallikratès revenu au monde, et mon cher seigneur et maître !

— Je ne suis pas Kallikratès, et quant à être ton seigneur et maître, j’aimerais mieux épouser un démon sorti de l’enfer !

— Oses-tu dire cela, Kallikratès ?... Mais au fait, il y a si longtemps que tu ne m’as vue, que tu n’as gardé aucun souvenir de moi. Pourtant, je suis bien belle, Kallikratès !

— Je te hais ! scélérate, et n’ai aucun désir de te voir ! Que m’importe ta beauté ? Je te hais, te dis-je.

— Et cependant, tu ne tarderas pas à te prosterner devant moi, et à me jurer que tu m’aimes, répondit Ayesha avec un sourire moqueur. Nous allons en faire l’épreuve ici-même, devant le cadavre de ton amoureuse !... Regarde-moi, Kallikratès !

Et d’un geste, elle fit glisser ses blanches draperies, et apparut dans tout l’éclat de sa radieuse beauté, sortant de son linceul comme Vénus de la vague, ou Galatée de son marbre, ou un bienheureux du tombeau. Elle s’avança, et fixa son regard perçant sur Léo, dont les poings se desserrèrent et dont la colère tomba aussitôt. Je vis l’admiration, puis la fascination succéder chez lui à l’étonnement, et plus il luttait, plus cette redoutable beauté prenait possession de ses sens et bouleversait son cœur. D’ailleurs, moi qui avais le double de son âge, n’avais-je pas succombé moi-même à ce charme dangereux ? Hélas ! à ce moment même, ma passion se rallumait, sous l’empire d’une furieuse jalousie, j’étais prêt à me jeter sur Léo, tant cette femme avait perverti mon sens moral ! Néanmoins, je parvins, je ne sais comment, à recouvrer mon sang-froid, et je me disposai à suivre les phases de la tragédie.

— Grands dieux ! murmura Léo, es-tu une femme ?

— Oui, certes, une femme dans toute la force du mot, et ton épouse, Kallikratès ! répondit-elle en lui tendant ses beaux bras et en lui souriant, ah ! d’un air si doux !...

Léo la regarda à plusieurs reprises, et peu à peu je le vis s’approcher d’elle. Soudain ses regards tombèrent sur le cadavre de la pauvre Ustane, et il s’arrêta en frissonnant.

— Non, non, dit-il avec embarras. Tu l’as massacrée, et elle m’aimait !

Il oubliait déjà qu’il l’avait aimée !

— Ce n’est rien, murmura-t-elle, d’une voix aussi douce que la brise nocturne qui agite les feuilles des arbres. Ce n’est rien. Si j’ai péché, ma beauté est responsable. Si j’ai péché, c’est par amour pour toi : que ma faute soit donc oubliée !

Et, de nouveau, elle lui tendit les bras et murmura :

— Viens...

Et l’instant d’après, c’en était fait... Je le vis lutter, je le vis même se disposer à fuir ; mais la beauté ensorcelante d’Ayesha, la passion violente de cette femme extraordinaire le tinrent comme enchaîné... Hélas ! oui, même là, en présence du cadavre de la femme qui l’avait assez aimé pour lui sacrifier sa vie !... C’était horrible, infâme, et pourtant le crime de Léo était certes pardonnable. La tentatrice qui l’induisit au mal était plus qu’humaine, et aucune fille des hommes ne pouvait rivaliser avec Ayesha !

Cependant, il la serrait dans ses bras, et leurs lèvres s’unissaient en un tendre baiser ; et ainsi, avec le cadavre de sa bien-aimée pour autel, Léo Vincey engagea sa foi à cette femme criminelle, et cela pour toujours, car lorsqu’on s’abandonne à une pareille domination, sacrifiant son honneur et ses passions, on ne peut jamais secouer ce joug implacable, et on ne moissonne que deuil et que larmes !

Soudain, elle échappa à son étreinte avec la rapidité du serpent, et souriant d’un air moqueur :

— Me t’avais-je pas dit que tu ne tarderais pas à ramper devant moi ? Eh bien ! m’étais-je trompée, Kallikratès ?

Léo poussa un gémissement de honte et de désespoir ; car, bien que vaincu et subjugué, il n’était pas sans s’apercevoir de l’abîme de bassesse où il était tombé. Du reste, sa généreuse nature devait bientôt reprendre le dessus.

Ayesha sourit de nouveau, puis se hâta de remettre son voile, et fit un signe à l’esclave muette, qui avait contemplé toute cette scène d’un œil curieux. La jeune fille sortit, puis rentra aussitôt, suivie de deux muets, auxquels la reine fit un autre signe. Là-dessus, tous trois saisirent par les bras le corps de la pauvre Ustane et le tirèrent hors de la caverne. Léo contempla un instant ce douloureux spectacle, puis se couvrit la figure de ses mains, et il me sembla que le cadavre nous regardait...

— C’est le passé qui s’enfuit, dit Ayesha d’un ton sentencieux, quand le lugubre cortège eut disparu derrière les rideaux.

Alors, par une de ces bizarres transitions dont j’ai déjà parlé, elle ôta de nouveau son voile, et se mit à entamer, suivant l’usage poétique des anciens Arabes, un hymne de triomphe ou épithalame, intraduisible en anglais, et dont la musique seule aurait pu d’ailleurs rendre l’extrême suavité. Autant que je me rappelle, ce chant extraordinaire était divisé en deux parties, l’une célébrant d’une manière générale la poésie et les charmes de l’amour, l’autre prophétisant les joies célestes qui les attendaient désormais, elle et son amant..

Soudain, elle s’interrompit, et d’une voix faible :

— Peut-être, dit-elle, ne me crois-tu pas, Kallikratès ? Peut-être penses-tu que je te trompe, que je n’ai pas vécu tant d’années, et que tu n’es pas revenu du tombeau ? Mais non ; quitte cet air de doute, car je te le jure, Kallikratès, jamais ma bouche ne te mentira, jamais mon âme ne s’écartera de toi ! On aura beau m’ôter la vue, m’entourer de ténèbres, mes oreilles percevront encore le son inoubliable de ta voix ; on aura beau me priver de l’ouïe, un millier d’hommes me toucheraient sur le front, que je te reconnaîtrais entre tous ! Oui, quand même je serais sourde, aveugle, muette, insensible au toucher, mon esprit bondirait en moi et crierait à mon cœur : « Kallikratès est là ! Tes veilles sont finies ! La nuit se dissipe, et l’étoile du matin se lève à l’horizon ! »

Elle s’arrêta un instant, puis continua :

— Mais, si ton cœur se raidit contre la vérité et qu’il te faille une nouvelle preuve de ce que tu trouves si difficile à comprendre, je vais te la donner, et à toi aussi, mon cher Holly. Prenez chacun une lampe, et suivez-moi où je vous conduirai.

Sans nous arrêter pour réfléchir — quant à moi, je trouvai la réflexion bien inutile, en présence d’une telle succession de prodiges, — nous primes les lampes, et la suivîmes. Traversant son « boudoir », elle souleva un rideau, et nous aperçûmes un petit escalier, comme il y en avait tant dans ces sombres grottes de Kôr. Tandis que nous descendions l’escalier, je remarquai que les marches étaient considérablement usées au centre. Or, toutes les autres marches que j’avais vues dans les grottes étaient intactes, comme on pouvait s’y attendre, vu qu’elles n’avaient jamais été foulées que par les porteurs de sinistres fardeaux. Ce fait, insignifiant en apparence, attira tout de suite mon attention ; j’étais dans un état d’esprit où les plus petits objets nous causent une impression extraordinaire.

Je regardai donc les marches d’un air intrigué, quand Ayesha m’aperçut :

— Tu te demandes quels sont les pieds qui ont usé le roc, mon cher Holly ? me dit-elle. Ce sont les miens ! Depuis deux mille ans, je descends ici chaque jour, et vois, mes sandales ont fini par user cette pierre massive !

Je ne répondis rien, tant j’étais ému ! Quelle preuve frappante de la prodigieuse antiquité de cette femme, que le roc creusé par ses petits pieds mignons ! Combien de millions de fois avait-elle dû franchir ces marches pour arriver à un pareil résultat ?

L’escalier menait à un tunnel, et après avoir fait quelques pas dans ce tunnel, nous vîmes une porte fermée par un rideau, que je reconnus tout de suite pour l’entrée du souterrain où j’avais été témoin de l’incantation du feu ! Tous les détails de cette horrible scène se retracèrent aussitôt à ma mémoire, et je tremblai de tous mes membres ! Ayesha entra dans le tombeau (car c’était un tombeau) et nous la suivîmes, partagés entre notre curiosité et une vague terreur...

XX

— Vois maintenant l’endroit où j’ai dormi deux mille ans, dit Ayesha en prenant la lampe des mains de Léo et en la. tenant au-dessus de sa tête.

Ses rayons tombèrent sur une petite cavité pratiquée dans le sol, où j’avais vu jaillir la flamme, mais le feu était éteint maintenant. Ils tombèrent aussi sur le cadavre enveloppé dans son blanc linceul, sur les sculptures du tombeau, et sur une dalle de pierre faisant face à celle où reposait le corps, et séparée d’elle par la largeur de la grotte.

— C’est ici, continua Ayesha en posant sa main sur le roc. c’est ici que j’ai dormi nuit après nuit durant vingt siècles avec un simple drap pour me couvrir ! Je n’aurais jamais voulu reposer mollement quand mon cher époux était couché sur la pierre, raidi par le trépas ! C’est ici que, nuit après nuit, j’ai dormi en sa froide compagnie ; et cette dalle, comme les marches que nous avons descendues, a été usée par les mouvements convulsifs do mon corps ! Tu vois, ô Kallikratès, combien je t’ai été fidèle, même pendant ton sommeil ! Et maintenant, mon bien-aimé, tu vas voir quelque chose d’étrange. Toi, être vivant, tu vas voir ton propre cadavre. Es-tu prêt ?

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)