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Rider Haggard : She 27

mercredi 23 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 12 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 27

Roman de M. RIDER HAGGARD

XX (Suite)

Nous prîmes donc congé d’elle. En rentrant à notre appartement, je jetai un coup d’œil dans la chambre de Job, pour voir ce qu’il devenait, car il était parti juste avant notre entrevue avec la pauvre Ustane. Le brave garçon dormait profondément, et je fus heureux de penser que ses nerfs, assez peu robustes, n’avaient pas eu à affronter les dernières scènes de cette terrible journée. Arrivé dans sa chambre, le pauvre Léo, qui, depuis qu’il avait vu cette image glacée de sa propre personne, semblait en proie à une sorte de stupeur, fut pris d’un véritable accès de fureur. Maintenant qu’il n’était plus en présence de la redoutable Ayesha, le remords, la terreur envahissaient son âme au souvenir de tant d’horreurs, et surtout du meurtre d’Ustane, qui lui tenait par des liens si chers. Il se maudissait lui-même, il maudissait l’heure où il avait vu pour la première fois cette fameuse inscription qui se trouvait si mystérieusement, vérifiée ; il maudissait sa propre faiblesse ! Quant à Ayesha, il n’osait la maudire ; qui aurait osé mal parler d’une pareille femme, dont l’esprit planait peut-être sur nous à ce moment même ?

— Que faire, mon vieux camarade murmura-t-il douloureusement, en posant sa tête sur mon épaule. Je l’ai laissé massacrer, je ne pouvais l’empêcher, il est vrai, mais, cinq minutes après, j’embrassais la coupable sur le corps de sa victime ! Je suis une brute infâme, mais je ne peux résister à cette — sa voix faiblit — terrible sorcière ! Je sais que je recommencerai demain ; je sais que je suis pour toujours en son pouvoir ; si je ne la voyais plus, je ne penserais à personne d’autre durant ma vie entière ;je dois la suivre, comme l’aiguille suit l’aimant ! Je ne partirais pas maintenant, même si je le pouvais ; il me serait impossible de la quitter, mes jambes ne me supporteraient point, et cependant, au fond de mon cœur, je la hais, du moins je le crois... C’est si horrible, et ce corps, c’était moi ! Je me suis vendu, mon cher, et elle prendra mon âme pour prix de ses faveurs !

Alors, pour la première fois, je lui avouai que ma position n’était guère meilleure que la sienne. Il eut le bon goût de sympathiser avec moi, sentant peut-être qu’il n’avait aucune raison d’être jaloux, du moins en ce qui concernait Ayesha... Je lui suggérai l’idée de fuir au loin, mais ce plan nous parut absolument inexécutable ; et puis, quand même on nous aurait offert de nous transporter sur-le-champ à Cambridge, nous aurions sans doute refusé, tant nous étions enivrés des plaisirs redoutables que nous goûtions en ce lieu ! Comment Léo, en particulier, aurait-il pu résister aux charmes de cette extraordinaire créature, quand elle l’assurait de son entier et absolu dévouement, et lui prouvait d’une manière à peu près certaine que ce dévouement avait duré deux mille ans ? Sans doute elle était bien coupable, sans doute elle avait assassiné Ustane qui lui faisait obstacle, mais elle était réellement fidèle, et l’homme est tout prêt à excuser les crimes de la femme, surtout si cette femme est belle, et que le crime soit commis pour l’amour de lui !

D’ailleurs, quel homme avait jamais rencontré une chance pareille à celle que Léo avait maintenant sous la main ? Où trouver tant de dévouement, tant de sagesse réunis dans la même personne ? Ajoutez cette connaissance profonde des secrets de la nature, qui devait procurer la richesse et la puissance, et enfin.cette couronne d’éternelle jeunesse, si toutefois Ayesha pouvait la donner... Non, en vérité, il n’était pas étonnant que Léo, malgré le chagrin et la honte où il était plongé, ne songeât guère à laisser échapper la fortune extraordinaire qui l’attendait...

Il nous fut tout d’abord impossible de dormir et nous passâmes deux ou trois heures, Léo et moi, à causer des événements miraculeux dont nous étions témoins. Tout cela nous semblait un rêve ou un conte de fées, au lieu d’une réalité. Qui aurait jamais cru que nous pourrions, un jour, constater nous-mêmes la véracité de la fameuse inscription ? Qui aurait jamais cru que cette femme mystérieuse découvrirait en Léo l’être qu’elle attendait de siècle en siècle ? Et pourtant, impossible de nier, après tout ce que nous avions vu ; aussi, convaincus de la vanité et de l’impuissance de la science humaine, prîmes-nous le parti de nous endormir, remettant, nos destinées entre les mains de la Providence.

XXI

Il était 9 heures, le lendemain matin, quand Job, qui avait encore l’air tout effrayé, vint me réveiller et m’exprimer sa joie de nous retrouver en vie, ce à quoi il ne s’attendait guère sans doute. Je lui racontai la fin de la pauvre Ustane, et ce récit l’émut jusqu’au fond du cœur, quoiqu’il n’y eût guère de sympathie entra Ustane et lui.

— Je ne voudrais rien vous dire de désagréable, monsieur, dit Job quand, j’eus terminé, mais à mon avis, cette femme est le diable en personne. Nous sommes dans une contrée de démons, et je crois que nous n’en sortirons jamais ! Maintenant que Léo est sorti (Léo s’était levé de bonne heure et était parti faire un tour de promenade), il faut que je vous raconte un songe que j’ai eu la nuit dernière. J’ai rêvé que je voyais mon vieux père revêtu d’une sorte de chemise de nuit, à peu près semblable à celle que portent ces gens quand ils veulent faire toilette.

 » — Job, me dit-il d’un ton solennel, où perçait néanmoins une certaine satisfaction, l’heure est venue ; mais je ne m’attendais guère à venir vous chercher en un lieu pareil, et ce n’est pas gentil de m’avoir fait courir si loin, sans compter que ces habitants de Kôr sont de vilaines gens. Nous nous reverrons bientôt, ajouta-t-il en me quittant.

— Assurément, dis-je, vous ne croyez pas que vous allez mourir, parce que vous avez vu en songe votre vieux père ; si on mourait pour avoir rêvé de son père, qu’arriverait-il donc à un homme qui rêverait de sa belle-mère ?

— Ah ! monsieur ! vous vous moquez de moi, dit Job ; mais, voyez-vous, vous n’avez pas connu mon père. Si ç’avait été quelqu’un autre, je ne m’en inquiéterais guère ; mais mon père était un fainéant, qui ne se serait pas dérangé pour rien... Oui, monsieur, il parlait sérieusement, et c’est tout de même cruel de mourir en pareil endroit, au milieu de sauvages !... Quoi qu’il en soit, je vous ai fidèlement servis, vous et M. Léo, et si vous sortez jamais de ce pays, j’espère que vous penserez quelquefois à mes os blanchis dans cette terre inhospitalière, et que vous ne vous occuperez plus des inscriptions gravées sur les pots de fleur — si toutefois, monsieur, vous me permettez de vous donner ce conseil.

— Allons donc ! répliquai-je ; quelle bêtise de vous mettre pareilles idées en tête !

— Monsieur, dit Job, ce ne sont point des idées. Je suis condamné, je le sens ; et, si vous allez en quelque lieu, je vous serai obligé de m’emmener, car, au moment de passer dans l’autre monde, on aime à voir devant soi un visage ami... Maintenant, monsieur, je vais chercher le déjeuner.

Il partit, me laissant en proie à un singulier malaise. J’étais profondément attaché à Job, le meilleur et le plus honnête homme que j’aie jamais connu, et malgré moi, j’étais obligé de reconnaître que ses pressentiments avaient quelque fondement. Sur ces entrefaites, le déjeuner arriva, et la présence de Léo, qui ne tarda pas à rentrer, dissipa pour quelque temps mes lugubres pensées. Après déjeuner Billali vint nous trouver, et nous annonça que la reine serait heureuse de nous voir. Nous nous rendîmes donc auprès d’Ayesha, non sans une certaine émotion, car on ne pouvait s’empêcher de vénérer cette femme extraordinaire.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)