Accueil > Ebooks gratuits > Les contes d’Excelsior > Francis de Miomandre : La punition du géant

Francis de Miomandre : La punition du géant

dimanche 27 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 31 janvier 1921 1921 .
Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

M. de Tournecour était fort malheureux, car il lui manquait les quelques centimètres nécessaires, selon lui, à parfaire sa taille. Ce n’était point qu’il fût précisément petit. Il lui arrivait même souvent d’éprouver la satisfaction de pouvoir regarder de haut en bas certaines personnes. Mais il faut dire que c’étaient vraiment de toutes petites personnes celles-là, et qu’il n’y avait lieu d être fier que fort modérément de cette supériorité. Non, cent fois non, de tels triomphes ne pouvaient suffire à M. de Tournecour, nature délicate, esprit difficile. Il visait plus haut. Il voulait être grand.

Or, il y avait de fortes chances pour qu’il ne le devînt plus, pour qu’il gardât, ne varietur, la taille une fois obtenue à sa majorité. Un mètre soixante-six. C’est la bonne médiocrité, et d’autres s’en seraient contentés. Lui, il souffrait. Aussi accueillit-il avec une joie profonde le message (car il n’y a pas d’autre mot pour désigner ce chaleureux appel), le message qu’un professeur islandais, le docteur Haraldfjoll, envoyait à l’univers, par la voie des journaux (quatrième page).

« Qu’attendez-vous, ô nains, et même simplement ô vous, les petits hommes, vous qui souffrez de manquer de ce prestige conféré par la nature aux personnes de stature élevée, qu’attendez-vous, puisque vous pouvez, en suivant ma très simple méthode, réparer l’erreur du Destin ? N’attendez plus. Venez. En deux mois je me charge de faire de vous des êtres parfaits, harmonieusement développés. »

Ainsi parlait le savant venu du pôle. Tournecour n’hésita pas une seconde. Il accourut. Dans un petit appartement de la rue Bergère, qui donnait sur la cour, il rencontra le docteur Haraldfjoll, qui semblait avoir transporté là sa banquise individuelle, tellement il y faisait froid.

Mais ce n’était point la chaleur que notre héros était venu chercher.

Dès les premiers mots, le docteur islandais l’arrêta du geste, et se mettant lui-même sous une toise, qui était à peu près le seul meuble de la pièce, il observa, non sans quelque emphase :

— Monsieur, avant ma découverte, je ne mesurais pas plus de un mètre cinquante. Aujourd’hui, et par le seul emploi de ma méthode, voyez vous-même, j’ai atteint un mètre soixante et un. Six centimètres, monsieur, en deux mois. Je ne veux pas aller plus loin, de peur de me briser, car l’élasticité de l’homme a des bornes. Mais n’est-ce pas déjà très beau ?

Tournecour se livrait à un rapide calcul mental.

— Mais alors, si cet homme, que déjà je dépasse de cinq centimètres moi-même, a pu en arriver là, moi, je peux espérer atteindre un mètre soixante-douze. C’est prodigieux !... Et me voilà plus grand que la majorité de mes contemporains. Seigneur ! inspirez-leur une sainte défiance de la science islandaise. Car, s’il leur prend fantaisie de consulter, eux aussi, le docteur Haraldfjoll, la proportion demeurera la même et, malgré tous mes efforts, je paraîtrai aussi petit que par le passé.

Le Seigneur écouta la prière de sa créature. L’humanité en général, sourde aux appels du prophète nordique, perdit l’occasion de s’élever de quelques pouces vers le ciel, et d’ailleurs ce n’est point d’elle qu’il s’agit, mais de M. de Tournecour qui, moyennant quelques louis, lesté d’une petite brochure explicative, d’un appareil étrange et de conseils oraux, s’en fut chez lui, ivre d’espoir.

Soyons justes : en trois semaines, il obtint quatre centimètres. Il faut dire qu’il travaillait jour et nuit, à la grande terreur de sa gouvernante, Mme Dutouillis, qui voyait là je ne sais quelle intervention satanique.

— Non, non, vous ne me ferez pas croire que ce docteur Aragefolle est un homme comme vous et moi. Le bon Dieu vous a créé de taille moyenne. Ce ne peut pas être son idée que vous deveniez un géant. Ou alors ce sont vos os qui paieront la casse... Il me semble déjà les entendre craquer... Sainte Madone ! j’en ai mal au cœur... Est-ce donc que vous croyez que vos genoux sont en guimauve ?

Mais Tournecour se souciait bien des craintes de sa gouvernante. Il se voyait grandir à vue d’œil.... et il ne voulait pas rester en si beau chemin.

— J’aurai d’abord mes six centimètres, décida-t-il. Après, nous verrons si je m’arrête ou si je continue.

Par exemple, il lui fallut plus longtemps pour obtenir ses deux derniers centimètres, et cela dura exactement un mois et demi. Et il se sentait tout courbaturé. Mais il n’y faisait nulle attention. Perdu dans une sorte de rêve, il allait, il allait, sans penser à rien d’autre... Tant et si bien que le jour où il se fut, suivant sa propre parole, « réalisé », il sortit de chez lui, vêtu de son meilleur complet, qui semblait la défroque d’un petit garçon dans laquelle il aurait voulu entrer de force, et il se rendit chez son tailleur.

— Voilà ! dit-il. Ça coûtera ce que ça coûtera. Mais il faut que vous renouveliez toute ma garde-robe. Je ne sais pas ce qui m’a pris, une sorte de fièvre automnale de croissance. Enfin il me faut un habit, un smoking, une jaquette, trois vestons, deux pardessus, un norfolk, pour commencer... Allez vite.

Au prix où le traité de Versailles a mis les étoffes, il fallut à M. de Tournecour vendre le château de ses pères pour régler la note de son tailleur. Il se fit même confectionner, en outre, un costume de Goliath, pour un bal paré où, naturellement, personne ne le reconnut, ce qui le combla d’aise.

Il avait à peine eu le temps de s’exhiber dans chacune de ses nouvelles toilettes qu’il tomba malade, en proie à une sorte d’épuisement bizarre, inconnu jusqu’alors dans les annales de la thérapeutique.

Son médecin habituel, appelé à son chevet, l’apostropha de la belle manière :

— Vous êtes tombé sur un fou dangereux, mon pauvre ami... Et pour un peu, votre cage thoracique se fût transformée en accordéon. Je ne parle pas de votre pauvre synovie, qui coule comme de la résine le long d’un pin des Landes... Vous allez me faire le plaisir de vous soigner et puis de vous tenir rigoureusement tranquille... Entendez-vous, madame Dutouillis, vous veillerez à ce que votre maître reste quinze jours au lit, sans bouger. À ce prix seulement, il peut encore être sauvé.

Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Veillé par la plus dévouée des intendantes, le pauvre Tournecour, emmailloté comme une momie et réduit par des massages savants, échappa au danger de se défaire complètement. Il guérit. Hélas ! à peine fut-il debout qu’il s’aperçut qu’il était tout simplement revenu à son ancienne taille. Il s’était tassé.

Mais le pire, c’est quand il voulut se rhabiller, pour sortir. Ses vêtements de géant ne lui allaient plus, et, comme dans son enthousiasme il avait donné aux pauvres ceux d’autrefois, il lui fallut vendre la moitié de ses meubles de famille et liquider les trois quarts de son capital pour se procurer une garde-robe à sa taille, à sa modeste taille de un mètre soixante-six, à laquelle il est désormais resté fidèle.

Francis de Miomandre Francis de Miomandre Francis de Miomandre, nom de plume de Francis Durand, né le 22 mai 1880 à Tours et mort le 1er août 1959 à Saint-Brieuc, est un écrivain et un traducteur français.
Ces œuvres ne sont donc pas encore dans le domaine public.


Il reçoit le prix Goncourt en 1908 pour Écrit sur de l’eau....