Accueil > Ebooks gratuits > Les contes d’Excelsior > Louis sonolet : La revenante

Louis sonolet : La revenante

dimanche 17 janvier 2021, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Quand j’appris le suicide de mon ami Boissière, j’éprouvai plus de douleur que d’étonnement. Depuis son retour d’Amérique, où il avait passé plusieurs années restées pour moi assez mystérieuses, je le trouvais très péniblement changé. Une humeur taciturne et silencieuse, une expression de visage toujours assombrie avaient remplacé chez lui les épanchements cordiaux et joyeux de jadis. Retranché dans un mutisme obstiné et farouche, il ne se laissait plus aller à la moindre confidence et, au contraire, renfermait visiblement en lui-même une souffrance qui emplissait son âme jusqu’à l’étouffer.

Sa vie s’était faite recluse et cachée et je n’en avais surpris par hasard qu’un détail étrange, au point de me faire douter de la solidité de sa raison. Ce maladif chercheur d’isolement, cet incurable broyeur de noir se livrait avec passion à une distraction puérile : le cinéma. Il avait été jusqu’à faire installer chez lui un écran et un appareil de projection. Il avait gagé au mois un opérateur qui passait chez lui toutes ses journées, et ses soirées, et je savais que celui-ci avait pour mission de tourner, au gré du caprice sans cesse renaissant de Boissière, des films choisis par mon ami.

Quels étaient ces films ? J’avais peine à croire qu’un spectateur de sa valeur intellectuelle pût réussir à endormir le désespoir, qui manifestement le poignait, en présence des contorsions frénétiquement burlesques de Charlot ou des intrigues feuilletonesques en douze épisodes. Mais sur un point aussi banal il gardait le même silence impénétrable que sur le reste de sa vie. Bien loin d’inviter ses amis à assister aux représentations de ses films, il suivait le déroulement de ceux-ci avec cette même âpre et inexplicable volonté de solitude qui était devenue l’immuable règle de toute sa vie. Singulier tableau que devait offrir cet homme au cœur déchiré écroulé dans un des fauteuils de son salon désert, en face du défilé vingt fois répété des images grises où s’agitaient des personnages aussi muets que lui-même !

Mais je fus intrigué bien plus cruellement encore le jour où j’appris que c’était devant l’une de ces images, devant l’écran où elle prenait vie que Boissière venait de se tuer d’une balle de revolver à la tempe. Au bruit de la détonation, l’opérateur était accouru et l’avait trouvé expirant. Un seul mot, un nom de femme avait eu le temps de s’échapper de ses lèvres :

— Jessy...

Je ne pouvais revenir de l’extravagance de cette mort, je n’arrivais pas à découvrir un sens plausible à la forme si bizarre qu’avait prise cet acte suprême d’accablement et de désespérance. Boissière était-il devenu complètement fou ? Je ne le pensais pas, car, désigné par lui pour le rôle d’exécuteur testamentaire, je n’avais rien trouvé dans les papiers rédigés par lui, quelques jours auparavant, qui dénonçât le moindre trouble cérébral. Il n ’y donnait, d’ailleurs, aucun semblant d’explication, n’y faisait briller aucune lueur sur le suicide auquel il était déjà décidé. Quelle pouvait être cette Jessy dont il ne m’avait jamais parlé et qui avait très probablement exercé sur ce drame une influence essentiellement déterminante ? Sans doute, quelque Américaine connue, aimée là-bas au cours des années qu’il y avait passées. Mais pourquoi avoir mêlé cette vulgarité : le cinéma à l’énigme de son lugubre geste dernier ? Tout cela me paraissait l’incohérence même. Je cherchais, je cherchais, mais en vain.

Or, quelques jours après, en visitant la garde-robe de mon pauvre ami, je trouvai dans la poche intérieure d’un de ses vestons un calepin sur lequel il avait coutume de tracer quelques notes. Les dernières m’apportèrent toute la lumière. Je me contente de les transcrire ici :

« 4 mars. — Jessy, Jessy, comment me consoler de ta mort ? D’abord, en eussé-je le pouvoir, que je me garderais d’en user. Je ne veux pas oublier ta grâce blonde, l’azur caressant de tes regards, ni surtout cette tendresse infinie de ton âme dont tu sus si étroitement, si adorablement m’envelopper que le monde aujourd’hui ne m’offre plus que glace et qu’effroi. Qui aurait pu croire que je trouverais tant de grâce, de charme et d’amour dans une humble petite comédienne rencontrée par hasard ! Jessy, je ne pourrai vivre sans toi. Ici, dans ce Paris, où je viens de revenir, tout me paraît vide et odieux, parce que rien ne m’y parle de toi et des jours délicieux que nous avons vécus côte à côte, cœur à cœur. Et pourtant c’est toi, toi seule que j’y cherche et n’y puis trouver. Ah ! qui me rendra ton âme ou simplement sa vivante image ?

 » 22 mars. — En vain je m’épuise en efforts pour retrouver un peu de ma Jessy. Je ne saurais penser à autre chose qu’à elle et pourtant je n’en possède point de portraits ni de lettres, je ne puis rien retrouver autour de moi du décor de notre amour et je garde sur elle, auprès de tous, un tenace silence de jalouse pudeur. En vain me suis-je adressé à ses spirites ou à des théosophes pour essayer de la disputer un peu à l’au-delà. Tous des imposteurs ou des dupes ! Je reste seul, lugubrement seul.

 » 25 mars. — Dieu soit loué ! Le hasard, mais un hasard que la providence seule a pu mettre sur mon chemin, m’a fait retrouver Jessy, ou du moins son image vivante, agissante, répandant autour d’elle, faisant pénétrer en moi les réchauffants reflets de son âme. Cet après-midi, je ne sais quelle inconsciente suggestion de ma détresse m’a fait entrer dans un cinéma des grands boulevards. Et qu’ai-je vu sur l’écran, au sein du développement de je ne sais quel scénario ?

 » Elle ! Oui, ma Jessy. J’ai retrouvé son sourire, l’éclair limpide de ses yeux, le mouvement de ses lèvres parlantes, la souple légèreté de sa marche, tout elle enfin. Quand le programme a été terminé, je suis resté aux représentations suivantes et je n’ai quitté la salle qu’à la fermeture. En sortant, j’ai demandé au directeur le nom de la maison d’édition qui a fait exécuter ce film où j’ai vu ressusciter ma Jessy dans toute sa jeunesse, toute sa beauté.

 » Il me l’a donné avec l’adresse et je viens d’écrire là-bas, en Amérique. Si tout va comme je l’espère, d’ici peu de temps, loin du public profane et stupide, je reverrai Jessy comme vivante tous les jours, tous les jours !

 » 10 mai. — La maison d’édition américaine m’a envoyé tous les films dans lesquels a paru Jessy, et maintenant, dans mon salon où j’ai fait faire l’installation nécessaire, je la contemple et la recontemple sans cesse, je m’enivre de sa divine apparition qui me la rend telle qu’elle m’a laissé. Le monde ne croit plus aux fantômes, et cependant la science a créé pour lui les plus saisissants de tous. Qu’elle soit bénie à jamais, cette science, que j’accusais auparavant de vanité et d’impuissance !

 » Oui, c’est bien Jessy qui respire, qui se meut, qui parle, qui me parle. Qu’importent les vagues comparses qui jouent à ses côtés une ridicule action dont la trame rentre pour moi dans l’ombre, tandis que, seule, elle rayonne pour moi d’un éclat éblouissant de lumière ! Voici le sourire dont elle m’accueillait, quand nous nous retrouvions après nous être séparés quelques heures, voici cette façon qu’elle avait seule de plisser légèrement les paupières en inclinant un peu la tête du côté gauche. Enfin, elle m’est revenue ! Peut-être que, par elle encore, un peu de bonheur me reviendra.

 » 25 juillet. — Comment ai-je pu croire qu’un peu de bonheur pouvait me revenir ? Hélas ! les fantômes d’aujourd’hui, ceux que la science fait pour nous ne sont que des ombres vaines comme ceux des fables et des légendes d’autrefois. Maintenant, quand je reviens de contempler sur l’écran l’image de Jessy, je me sens plus torturé que jamais et le monde m’apparaît plus vide encore. Qu’est-ce, en effet, que l’apparence de la vie sans la vie ? Qu’est-ce que ce miroir de l’âme qu’est le visage sans l’âme elle-même ? Depuis que j’ai cherché à tromper mon désespoir par une enfantine illusion, il est plus que jamais mon maître. D’être ainsi éternellement dupe et déçu, je souffre encore plus atrocement qu’autrefois.

 » J’ai retrouvé la forme vivante de Jessy. Qu’est cela, tant que son âme ne me sera pas revenue !

 » 28 juillet. — Pour retrouver peut-être l’âme de Jessy, il n’y a qu’un moyen : la mort. Tout à l’heure, je vais renaître, une dernière fois, mes yeux du spectacle enchanteur de sa jeune beauté dans toute cette animation gracieuse qui en fit, ici-bas, mon suprême bonheur et puis j’irai la rejoindre... »

Retrouvez cette nouvelle dans Histoires de fantômes une anthologie regroupant 27 nouvelles publiées entre 1826 et 1940 1940 .