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Francis de Miomandre : À quoi tient une grande découverte

dimanche 24 janvier 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans l’Excelsior du 26 octobre 1921 1921 .

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C’est un fait reconnu que les plus grandes inventions tiennent souvent à des circonstances infimes. Newton, en voyant tomber une pomme, comprit, en un éclair de génie, les secrets de la gravitation. Vous me direz que s’il avait été pharmacien ou dentiste, au lieu de savant, il aurait pu voir s’écrouler à ses pieds toutes les récoltes normandes, ça ne lui aurait rien fait deviner du tout. C’est possible. Mais le fait est que, sans la pomme, il serait peut-être mort sans avoir fait sa trouvaille. Et, tout de même, M. Dupersac n’aurait jamais attaché son nom à un produit aujourd’hui fameux dans les deux mondes, s’il n’avait pas reçu, certain soir de décembre, la gifle ou, pour mieux dire, la rouée de coups qu’un grincheux... Mais reprenons les choses de plus haut.

Nicéphore Dupersac n’était certes pas le premier venu. Lorsqu’il débuta dans l’existence, il possédait tous ses diplômes, une jolie voix de baryton, une longue barbe blonde frisée et un habit qu’il avait hérité de son père. Chose étrange, ces avantages ne lui servirent de rien et, après avoir exercé divers métiers, tels que employé de chemin de fer, commis bandagiste, courtier en publicité, professeur de latin, contrôleur de music-hall, il se vit à trente ans réduit à la plus noire misère.

C’est alors que, prenant une décision qui fut dure à son cœur d’idéaliste et d’humaniste, mais qui s’imposait, il se lança dans l’industrie. Je veux dire que, reprenant une recette de sa grand’tante oubliée dans un tiroir (pas la grand’tante, bien entendu, mais la recette), il créa un produit destiné à arrêter la chute des cheveux et à favoriser leur croissance. Il le baptisa, modestement, « l’élixir Dupersac », et le vendit en petits flacons carrés, de forme très simple, qu’il tarifa sept francs cinquante. Comme, verre et contenu, chacun de ces flacons lui revenait à douze sous, il réalisait un bénéfice appréciable et qui eut été énorme si la fabrication avait pu atteindre une certaine intensité. Mais on connaît la timidité foncière des personnes qui ont eu le malheur d’apprendre le latin. C’est un défaut dont elles ne se débarrassent pas aisément. M. Dupersac craignait de s’engager dans une voie sans issue en étendant son commerce au delà de certaines limites. Exploitant son « idée » en chambre, sans patente, sans façade, sans pas de porte, il ne s’adressait qu’à une clientèle restreinte, familiale en quelque sorte, dont le recrutement s’assurait par cette publicité discrète et sûre de la bouche à l’oreille :

— Vous devriez aller voir un tel. Il m’a guéri de ce que vous avez !

Cela vous donne vaguement réputation de rebouteux, mais ça vaut peut-être mieux que certaines gloires, considérables et décriées.

Soit que la foi ouvrît leurs yeux sur des réalités inconnues aux autres regards, soit qu’en effet le désir imprimât un nouvel élan à leur sève capillaire, les « malades » de Dupersac redevenaient d’une admirable fertilité crânienne. Et cela ne laissait point d’étonner Nicéphore lui-même, qui avait toujours été un peu sceptique vis-à-vis de la recette de sa tante.

N’importe, il l’appliquait, étant assez bon psychologue pour ne rien craindre de sa clientèle. Pourvu que le résultat fût neutre, elle serait toujours satisfaite.

Mais, bien entendu, il fallait qu’il fût au moins neutre. Et l’on se demande pourquoi M. Lecaveau, négociant en vins et galantin chevronné, en employant l’élixir Dupersac, s’avisa de perdre le peu qu’il lui restait de cheveux. C’était de sa part pur esprit de contrariété. Ou, peut-être, que la décadence de son système pileux était trop avancée pour pouvoir être enrayée par des moyens aussi anodins. Ce qu’il y a de certain, c’est que, après avoir employé dix flacons, M. Lecaveau constata un matin, devant son miroir, qu’il était devenu aussi chauve que le personnage figuré sur l’étiquette, avec la mention Avant. Il en conçut une indignation profonde, et, s’armant d’un bâton ferré qui lui servait à faire des ascensions dans les Pyrénées, il se rendit au domicile de Nicéphore. Il était tellement excité, qu’il ne trouva devant son « médecin » aucune des paroles du discours véhément qu’il avait préparé en route. Passant donc sans transition à la seconde partie du programme, il se rua sur son interlocuteur et tenta de lui briser son gourdin sur le dos. Des deux objets en contact, ce fut le gourdin qui résista, et la colonne dorsale de M. Dupersac fut tordue en deux endroits.

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Il est impossible de s’obstiner dans une profession dont l’exercice vous a mené aussi près de la mort. Et je n’étonnerai personne en déclarant que Nicéphore, une fois rétabli, ne songea nullement à reprendre l’exploitation de son élixir. Mais, s’il est entendu que sur tout chemin de Damas on est reçu par une volée de coups, la voie qui devait mener M. Dupersac à sa grande invention ne fit pas exception à la règle. Les trente-six chandelles qu’il entrevit sous le gourdin de M. Lecaveau éclairèrent littéralement son avenir. Sa convalescence achevée, il lança dans les journaux, en bonne place, l’annonce suivante :

« Des années de méditation et de recherches, de recherches parfois douloureuses, ont permis à M. Nicéphore D... de retrouver le secret de la beauté des Éthiopiennes, dont le corps admirable avait, on le sait, la lisse netteté des statues. Le dépilatoire Nicéphore est vraiment un produit magique. Dix flacons suffisent pour venir à bout du poil le plus tenace. »

Et, changeant la forme de la fiole et le texte ce l’étiquette, M. Dupersac, bossu, mais satisfait, se remit paisiblement à vendre la liqueur dont la recette lui avait été transmise par sa grand’tante. Les résultats surprenants qu’il a obtenus lui ont assuré dans les deux hémisphères une véritable gloire.

Francis de Miomandre Francis de Miomandre Francis de Miomandre, nom de plume de Francis Durand, né le 22 mai 1880 à Tours et mort le 1er août 1959 à Saint-Brieuc, est un écrivain et un traducteur français.
Ces œuvres ne sont donc pas encore dans le domaine public.


Il reçoit le prix Goncourt en 1908 pour Écrit sur de l’eau....