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Albert-Jean : Les mangeuses de cendres

dimanche 14 février 2021, par Denis Blaizot

Encore un excellent petit polar. Simple mais efficace. Son auteur est décédé en 1975 1975 . Il est donc encore couvert par le droit d’auteur. Mais il me semble qu’il est quelque peu tombé dans l’oubli et la mise en ligne de ce texte paru dans un quotidien en 1940 1940 est l’occasion de le remettre en lumière.

Ce conte est paru dans Le Matin du 29 février 1940 1940 .
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Le corps de Didier Méreuse était allongé sur le ventre, au bas du perron, et le feuillage serré des mimosas tamisait des hachures de soleil sur son veston de sport à martingale. L’inspecteur Tourette contourna le cadavre, avec lenteur. Les lunettes de la victime avaient été projetées, à quelques pas de là, dans un massif de bégonias tubéreux et le policier se pencha pour les ramasser.

Quand il se redressa, il me désigna, de la main, une pincée de cendres qu’il venait de découvrir entre deux plaques de ciment, ourlées de gazon vert, sur l’allée qui descendait vers les trois bassins étagés qu’encadraient des cyprès noirs :

— Cigarette de Maryland.

À cet instant, le bruit d’une altercation nous fit tourner la tête. Un homme, d’une trentaine d’années, vêtu d’un tricot de soie à manches courtes et d’un pantalon de lin, s’efforçait à pénétrer dans le jardin, malgré les deux gendarmes qui en gardaient la grille.

— Je m’appelle Luc Vattard et j’habite la villa rose, à côté d’ici. J’étais très lié avec M. Méreuse. Laissez-moi passer, je vous en supplie !

L’inspecteur fit un signe et les gendarmes s’écartèrent. Le nouveau venu nous rejoignit, en courant, et tomba à genoux près du corps.

— Mon pauvre Didier ! Ah ! C’est affreux !

Tourette posa sa main sur l’épaule de Vattard, avec douceur :

— Fumez-vous ?

L’interpellé eut un sursaut :

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je suis curieux !

Le visage de l’homme au tricot se contracta :

— Je ne comprends pas...

— Il n’y a rien à comprendre ! Je vous demande, simplement, si vous êtes fumeur.

— Non. J’ai horreur du tabac.

Je pris, à cet instant, Tourette par l’épaule :

— Regardez !... Les colombes !

Un vol de neige venait de s’abattre à quelques pas de nous et, insoucieux de notre présence, les oiseaux familiers picoraient, d’un bec avide, la cendre qui feutrait les interstices des plaques cimentées sur l’allée en pente.

Je surpris un éclair bref dans les prunelles de l’inspecteur qui remarqua de sa voix tranquille :

— Ces colombes sont magnifiques !

— N’est-ce pas ? répliqua le nouveau venu... C’est un de mes amis italiens qui me les a rapportées, l’an dernier, de Capri.

×××

... Nous avions accepté, pour la nuit, l’hospitalité que Vattard nous avait offerte dans sa villa. C’était une construction très simple dont un immense living-room, percé de quatre baies à guillotine, occupait tout le rez-de-chaussée. Un escalier intérieur desservait les chambres dont les portes s’ouvraient au premier étage sur un palier rectangulaire.

Le premier soin de Tourette avait été, naturellement, de chercher à savoir si Vattard nous avait menti lorsqu’il nous avait affirmé son dégoût du tabac. Mais nous n’avions pu découvrir ni cigarettes ni cendrier dans la maison de notre hôte et j’avais fini par objecter à l’inspecteur :

— Méreuse a très bien pu répandre lui-même la cendre en question. Il était fumeur...

— En effet ! me répondit Tourette... Mais j’ai interrogé les gens de son entourage : il détestait la cigarette. J’ai retrouvé, d’ailleurs, tout un râtelier de pipes dans son bureau.

— Et Vattard ? fume-t-il ou ne fume-t-il pas ?

— Je l’ignore. Vattard est un solitaire. À part ce malheureux Méreuse, il ne fréquentait personne dans le pays. J’ai eu beau questionner tous ses voisins, aucun n’a pu me renseigner sur ses habitudes.

— Alors, pourquoi le soupçonnez-vous ?

— Parce qu’il a emprunté vingt-cinq mille francs à Méreuse, l’année dernière, et que son billet arrive à échéance, la semaine prochaine.

Nous nous séparâmes donc, ce soir-là, de fort méchante humeur et, lorsque Tourette me réveilla, le lendemain matin, l’éclat de son regard me surprit, le plus agréablement du monde.

— Habillez-vous vite ! me recommanda-t-il. Et, surtout, ne faites pas de bruit !

Dès que j’eus revêtu mon pyjama, l’inspecteur poussa la porte, avec précaution, et nous aperçûmes les colombes blanches, en arrêt devant la chambre de Vattard.

Elles étaient entrées dans la maison par la fenêtre ouverte et elles guettaient, en rouant et se pavanant, la sortie de notre hôte.

— Qu’espèrent-elles ?

Tourette avait allumé, sans hâte, une cigarette dont il éparpilla, après les premières bouffées, les cendres chaudes sur le carrelage jaune et vert du vestibule.

Les oiseaux s’avancèrent, aussitôt, et se jetèrent, avec avidité, sur les résidus de tabac.

Je ne voulais pas les priver de leur becquée quotidienne me dit alors Tourette.

Sa voix était très douce et les colombes confiantes ne s’envolèrent que lorsque nous ceinturâmes l’assassin de Méreuse, à l’improviste, quelques instants plus tard.

Albert-Jean Albert-Jean Albert-Jean est le pseudonyme de Marie, Joseph, Albert, François Jean (1892-1975).
Né à Capestang et mort à Paris, il semble être tombé dans un oubli immérité.

Les éditions de L’arbre vengeur ont réédité en 2018 son roman Derrière l’abattoir.