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Jean Mauclére : La terreur des mers (1777)

mercredi 24 février 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a paru le 20 mai 1940 1940 dans le Matin.
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M. le chevalier Paul Jones, lequel connut toutes les aventures sur la Terre, jusque-là que d’être aimé par la grande Catherine de Russie, naquit en Écosse, dans le comté de Selkirk. Il était d’assez chétif état, mais non point tourné au singe comme son père, au contraire beau garçon, et fort.

Tôt il se sentit affamé d’aventures ; pour quoi il déserta vite la Royal Navy à fin d’entamer la guerre de course, où il réussit tant qu’en 75 les Insurgents d’Amérique lui confièrent toute une escadre. Voilà notre chevalier maître de ses navires après Dieu, et tout soudain investi d’une puissance qu’aucun de ses coquins de corsaires ne songeait à lui contester, pourvu qu’il les laissât, à l’occasion, piller tout leur saoul.

J’ai regret à dire qu’un des primes desseins conçus par notre amiral, pour essayer son pouvoir fut d’aller enlever le comte de Selkirk, a qui il en voulait de malemort, ayant vu le jour, et pauvre, sur sa comté.

Donc, en décembre 77, la « Terreur des Mers », comme l’appelaient les marins épars sur le monde, débarqua dans le petit port de White-Haven ; à la tête de trente sacripants à tous crins. Il s’empara de la redoute commandait le port, et s’en fut vers le château du comte, à travers pays.

Or, quand l’amiral Jones s’avançait en ordre de bataille, sur terre comme sur mer, l’épouvante, cheveux dressés, galopait devant lui. Prévenu de son approche, lord Selkirk, plutôt que combattre, jugea mieux expédient de se cacher. Et comme la comtesse, enceinte pour le présent, ne pouvait envisager ni de chevaucher longuement, ni de se musser, comme il fit, au profond d’un souterrain glacé, son époux l’abandonna bel et bon au plus vite, la confiant simplement à sa chance et à Dieu.

Lady Selkirk était la plus gente femme qui oncques eut fleuri sur cette Terre nul ne la pouvait voir sans éprouver que son cœur, pour la loger toute, se gonflait comme éponge en l’eau. Quand elle entendit les trente corsaires bottés se ruer à haut fracas ès cour du château, elle se rendit dans la salle d’honneur, et, un peu pâle, mais ferme, regardant la porte d’où son destin allait surgir, attendit en grande expectative ce qui devait venir.

Ce fut une trôlée d’hommes, pistolet et poignard en mains, qui foncèrent entre les hauts lambris de chêne, comme en pays conquis. Débouchant en face d’une femme seule, ils furent quelque peu désorientés, et interrogèrent des yeux leur chef, tandis qu’à l’aspect de cette bande armée la jeune lady se mettait, malgré tous ses efforts, de pleurer son sang en eau, par les yeux.

Alors, M. le chevalier Jones s’avança, l’épée basse et le tricorne au poing :

— Madame, dit-il le plus galamment du monde, je tiens à vous acertener qu’aucun méchef ne saurait vous advenir, par la faute de mes compagnons. Ne trouvant point d’homme ici qui vous puisse défendre, nous allons nous retirer.

Il jeta sur ses pirates un regard de chef mais ceux-ci, plus qu’à lui, prêtaient intérêt aux argentiers opulents chargés de lourdes aiguières d’argent massif, de coupes, de bassins d’or. Le maître d’équipage grogna :

— Pas sans vider les buffets, que je pense ! On garnit ses poches, amiral !

Pour la première fois, ses coquins lui échappaient ! Et devant une femme ! M. le chevalier, pâle de fureur, assurant en sa main la poignée de son épée, s’apprêtait à charger cette racaille, quand la châtelaine s’interposa, chancelante :

— Assez de bruit ! supplia-t-elle. Pas de sang devant moi ! Prenez tout ce qui vous plaît, et quittez la place, je vous en conjure !

Ce fut, croyez-le, belle ribaudaille ! Coupes et cuillers gonflèrent les poches, devant l’amiral qui ne disait mot, attristé, méprisant. Enfin, les pillards eurent assez du pillage. Leur chef les suivit, sur un dernier salut.

×××

Mais l’affaire ne devait prendre fin de la sorte. À son bord, le chevalier, dès le lendemain, convoqua les trente hommes en la chambre de son vaisseau. Devant soi, au milieu de la table, il avait assis deux sacs d’or ; auprès, sur un baril de poudre, sommeillait un pistolet chargé. Et il dit, tout net :

— Compagnons, je ne vous ai jamais chicané sur vos prises ; c’est pourquoi vous m’avez toujours suivi. Mais aujourd’hui, je veux cette argenterie.

Forbans de s’entre-regarder en murmurant, le front assez rechigné. L’amiral haussa des épaules et poursuivit :

— Je vous propose un choix : ou vous me remettez votre butin de Selkirk, et je vous laisse ces deux sacs de bon or, ou vous me le refusez. Alors, d’un coup de ce pistolet, je fais sauter le bateau et moi-même. Des trente que vous voici, il en restera peu ; les autres iront conter l’affaire au diable !

×××

Les flibustiers connaissaient cet accent, ce regard, ce pistolet aussi. Fini le temps de rire ! L’un après l’autre, tête basse et gueule tordue, ils déposèrent devant l’amiral le fruit de leurs rapines en ce château. Le chevalier Jones les regardant faire, vérifiait l’argenterie d’un œil sûr. Quand tout fut devant lui, il jeta à la volée sur les pirates les deux sacs qui crevèrent contre leurs épaules. Alors, pour ces dollars, les trente hommes se battirent comme chiens à la curée.

Déjà l’amiral était à terre, et en selle. Dans son portemanteau les trésors de la belle lady s’entrechoquaient au galop de son cheval. Arrivé au château de Selkirk, il demanda milady. Devant elle amené :

— Madame, dit-il, voici votre bien. Votre beauté m’a ému à me tollir le cœur ; jamais n’ai-je su voir pleurer une femme ! Dites à votre mari, je vous prie, qu’il n’a plus rien à craindre de moi... à qui vous penserez quelquefois, s’il vous agrée.

Jean Mauclère