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Ludovic Naudeau : La sakanaya

lundi 12 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 22 janvier 1921 1921 . vous pouvez le retrouver sur Gallica.

... À peine m’étais-je installé à bord du Titan que ce paquebot, tout meuglant, sortit du port de Marseille. Au fumoir un homme coiffé d’une casquette galonnée leva les bras en me voyant : c’était Capoul, mon ami Capoul ; il exerçait les fonctions de commissaire sur ce courrier d’Extrême-Orient. Je ne l’avais pas revu depuis que j’avais quitté le Japon, dix ans auparavant. Comment, après avoir été secrétaire du consul de France à Yokohama était-il entré au service des Messageries ? Il me le dit, mais je n’y pris point garde car de poignants souvenirs, évoqués par son apparition, me hantaient.

Ce Capoul avait été mêlé à l’une des aventures de ma vie sentimentale. Il avait été l’un de ces amis qui, pour me soustraire à l’amollissement où je m’énervais au Japon, avaient dû, pour ainsi dire, m’arracher des bras de la gracieuse Kim San et m’embarquer, presque de force, à destination de Marseille. Ils savaient que l’affection de ma famille, des devoirs à remplir, une carrière à poursuivre, tout enfin exigeait mon rapatriement.

— Ah ! jeunesse ! jeunesse ! dis-je à Capoul. Il n’empêche que nous vécûmes au Japon des années délicieuses ; la location de la petite maison de Tokyo, tout près du parc de Hybia ; le choix de mes bonnes et surtout mon mariage au mois avec Kim San ! Quelles équipées ! Je vous l’accorde, Kim San n’était qu’une geisha de catégorie inférieure. C’est vrai, elle n’était pas des plus jolies cette Kim San mais son intelligence pénétrante m’avait bel et bien conquis. Avec sagacité, vous en souvenez-vous, elle observait mes progrès dans la langue japonaise et elle avait un talent particulier pour traduire dans une forme correcte, à ceux de ses compatriotes qui me visitaient, le jargon que j’essayais de balbutier. Elle devinait ma pensée et pour me faire comprendre les propos tenus, par mes dignes interlocuteurs japonais, elle excellait à me parler dans les formes simplifiées qu’elle savait m’être accessibles.
 » Vous rappelez-vous la façon dont nous avions fait connaissance elle et moi, par l’intermédiaire peu poétique d’un bureau de placement ? Et son père, le respectable patron de la Sakanaya ! Je l’entends encore conclure le marché qui consacrait mon union avec sa fille : je lui paierais trente yen par mois et je lui garantirais, en outre, que sa Sakanaya, sa poissonnerie, aurait le monopole de fournir à notre ménage tous les produits de la mer et des rivières. Avec une cocasse dignité, le boutiquier faisait à la fois commerce des charmes de sa fille, et celui de ses saumons et de ses crustacés. Nous en rions aujourd’hui, mais je ne riais pas, il y a dix ans, quand il m’a fallu me résoudre à quitter Kim San. La force de l’habitude ! Je lui avais dit que j’allais en Corée et que je reviendrais trois ou quatre mois plus tard. Elle était retournée à la Sakanaya, se fiant à ma promesse, et moi, ayant des intérêts à régler à Tokyo, j’y étais resté en cachette, l’âme angoissée — j’ai honte de l’avouer ! — à l’idée de quitter ma maisonnette de bois, mon ménage minuscule et ma musumé au chignon de laque.
 » Et vous n’avez pas oublié ce hasard inouï qui, la veille de mon définitif départ, me fit rencontrer Kim San au temple d’Ueno où j’avais voulu rêver, une fois encore. Quand elle m’aperçut, elle poussa un cri, un cri poignant, elle courut vers moi comme un chien qui retrouve son maître : longtemps elle sanglota, la tête sur ma poitrine. Certains disent qu’une Japonaise ne peut s’attacher à un Européen. Moi, j’ai vu couler les larmes de Kim San. C’étaient de vraies larmes ! Enfin, vous savez dans quelles conditions je pris la mer, le cœur brisé, me demandant si j’aurais la force de ne pas changer de navire à quelque escale pour retourner vers Kim San. Je croyais que je ne l’oublierais jamais !... Paris me reprit vite et il a fallu, ma foi, notre conversation sur ce steamer pour que j’évoquasse de nouveau son souvenir.

— Mais, vous ne connaissez pas la fin de l’aventure, dit Capoul ; je ne vous l’écrivis pas, craignant d’aviver vos regrets. Voici, mon cher, ce qui est arrivé. Quand il fut bien évident que vous ne reviendriez pas, le père cupide exigea que sa fille cessât de se lamenter et il la fit entrer comme geisha, au service d’une maison de thé. Il perçut même alors une avance de quelques centaines de yen, en échange de quoi il attesta que Kim San ne quitterait pas, pendant un laps de trois ans, son nouveau poste. En vue de garantir ce pacte, au moment où il reçut la somme, il consigna en gage la Sakanaya, par un écrit en bonne et due forme.
 » Mais vous aviez corrompu Kim San ! Mêlée à votre existence européenne, choyée par vous, traitée en égale elle avait pris des habitudes d’indépendance et de révolte qu’une Japonaise normale, vous le savez, n’a jamais connues. Bouleversant la tradition, elle eut l’audace de renier l’autorité paternelle. Elle s’enfuit de la maison de thé et fila avec un étudiant. La tenancière de l’établissement, frustrée, saisit la poissonnerie ; votre infortuné beau-père, ruiné, se munit d’une corde : il se pendit à une poutre de la Sakanaya. Oui, mon cher, vous avez fait pendre votre beau-père !

— J’ai fait pendre mon beau-père, proférai-je songeur, ah ! par exemple !

Une vision macabre m’apparut : horrible ce vieux Japonais desséché au bout de son fil, dans la petite sakanaya aux senteurs de marée !

Mon histoire, parmi les passagers, s’ébruita et me fit une situation. Le commandant du Titan me posa des questions égrillardes. Les dames, impressionnées, m’adressèrent des œillades. Jim Krack, le milliardaire américain, tint à m’offrir du Champagne et un gros cigare de 25 fr. 50. Je ricanais mais, au fond de moi-même, un sentiment amer assombrit désormais, dans mon imagination, ces paysages diaprés du Japon que je m’étais fait une joie d’aller revoir : l’étudiant !... Kim San s’était vite consolée !... Une bizarre jalousie rétrospective me révéla que, sans vouloir me l’avouer, sans le savoir, j’avais vaguement espéré retrouver au Japon le bonheur, la jeunesse, l’aventure, la sakanaya et Kim San.

Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau (1872-1949)
Né à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) le 05-03-1872 et mort à Pontoise (Val d’Oise) le 03-09-1949. Il fut journaliste au « Temps ». Il fut prisonnier des soldats du général Oku Moukden au Japon pendant une année (source B.N.F.)