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Rudyard Kipling : Les Fantômes de Katmal

dimanche 25 avril 2021, par Denis Blaizot

Cette nouvelle, traduite en français par Albert Savine, a été publiée dans La vie mystérieuse n°34 (25 mai 1910 1910 ).

Titre original : My Own True Ghost Story (1888 1888 )

Peut-on s’attendre à du mauvais de la part de ce grand écrivain ? Cette nouvelle fantastique est excellente et mérite votre attention.

Il n’y a pas longtemps, mes obligations m’imposaient la fréquentation des bungalows où se trouvent les relais de poste.

Je ne passais jamais trois nuits de suite dans la même maison, et j’en vins à connaître à fond toute la séquelle.

Quand on a la peau sensible, on n’a pas le droit de dormir dans les bungalows de relais, on doit prendre femme.

Le bungalow de Katmal était vieux, moisi, laissé à l’abandon. Le sol était de briques usées, les murs sales, et les fenêtres presque noires de poussière.

Il était situé sur un chemin de traverse, très fréquenté par les sous-commissaires auxiliaires indigènes de tout genre, depuis l’administration des finances jusqu’à celle des forêts ; mais les sahibsy1 étaient rares.

Le Khansamah (Maître d’hôtel), que la vieillesse avait presque ployé en deux, l’avouait.

Quand j’arrivai, le temps s’était mis, dans la région, à la pluie capricieuse et irrégulière, avec accompagnement constant de vent, dont chaque rafale faisait un bruit d’ossements desséchés, dans les raides palmiers arack qui se dressaient an dehors.

Le Khansamah perdit complètement la tête à mon arrivée.

Il avait été jadis au service d’un sahib. Il me nomma un homme bien connu qui avait été enterré plus d’un quart de siècle auparavant, et me montra une photographie sur cuivre, qui représentait cet homme à l’époque préhistorique de sa jeunesse.

J’avais vu son portrait en gravure sur acier, un mois auparavant, en tête d’un des Volumes de ses Mémoires.

Le jour tomba et le Khansamah vint m’apporter à manger. Il ne se risqua pas à prétendre que ce qu’il m’offrait était Khana (de la nourriture humaine) ; il appela cela Ratub, et Ratub signifie, entre autres choses, « pâtée pour les chiens. »

Il n’avait nullement l’intention de m’insulter en choisissant ce terme, il avait oublié l’autre mot, je suppose.

Pendant qu’il découpait le corps de divers animaux, je m’installai, non sans avoir exploré le bungalow.

Il y avait trois chambres, sans compter la mienne, qui consistait en un chenil angulaire, et chacune de ces chambres donnait dans l’autre, par des portes d’un blanc enfumé, qu’assujettissaient de longues barres de fer.

Le bungalow était solide, mais les murs de séparation des chambres étaient si légers ; qu’on les eût crus bâtis de bois pourri.

Quand on marchait, qu’on remuait une malle, le bruit se répercutait en écho de ma chambre aux trois antres, et les murs les plus éloignés renvoyaient en une vibration tremblante le son des pas.

Cela me décida à fermer ma porte.

Il n’y avait pas de lampes, rien que des bougies, sous de longs abat-jours de verre. Une veilleuse à huile était suspendue dans la salle de bains.

Avec son irrémédiable misère, ce bungalow était le plus répugnant de tous ceux où il m’était arrivé de m’arrêter.

Il n’y avait pas de foyer et les fenêtres refusaient de s’ouvrir.

Un brasier de charbon de bois eût donc été inutilisable.

La pluie et le vent éclaboussaient, gargouillaient, gémissaient autour de la maison.

Les palmiers arack craquaient et grondaient.

Une demi-douzaine de chacals aboyaient dans la clôture.

Une hyène arrêtée à quelque distance les narguait de son rire. Une hyène pourrait convaincre un Sadducéen de la résurrection des morts, de la pire des morts.

Alors arriva le ratub, mets curieux dont la composition est à la fois indigène et anglaise, et le vieux Khansamah resta debout derrière ma chaise, me parlant d’Anglais de jadis, qui étaient défunts, pendant que les flammes des bougies, agitées par le vent, jouaient à cache-cache sur le lit et la moustiquaire.

C’était bien la sorte de dîner et la sorte de soirée qu’il fallait pour disposer un homme à passer en revue un à un ses péchés d’autrefois et tous ceux qu’il comptait commettre, s’il continuait à vivre.

Il était difficile de dormir pour plusieurs centaines de raisons.

La lampe de la salle de bains projetait dans la chambre les ombres les plus grotesques et le vent commençait à dire des bêtises.

Au moment même où les motifs de mon insomnie s’assoupirent, gorgés de sang, j’entendis la formule connue : Nous allons le prendre et le soulever, dont se servent les porteurs de doolies.

Cela venait de l’enceinte.

Tout d’abord il arriva un doolie, puis un second, puis un troisième.

J’entendis le bruit des doolies posés lourdement à terre.

Le volet qui faisait face à ma porte fut secoué.

—  C’est quelqu’un qui s’efforce d’entrer, dis-je.

Mais personne ne parla et je tâchai de me persuader que c’était l’effet d’une rafale.

Le volet de la chambre contiguë à la mienne fut attaqué, repoussé en arrière et la porte intérieure s’ouvrit.

—  C’est quelque sous-commissaire auxiliaire, me dis-je, et il aura amené ses amis avec lui. Maintenant, ils en ont pour une heure à causer, à cracher, à fumer.

Mais on n’entendait ni voix, ni pas.

Personne n’apportait de bagages dans la chambre voisine.

La porte se referma et je remerciai la Providence de ce qu’on me laissait tranquille. Mais j’étais curieux de savoir ce qu’étaient devenus les doolies.

Je descendis du lit et allai regarder dans l’obscurité. Il n’y avait pas la moindre trace de doolies.

Au moment même où j’allais me recoucher, j’entendis, dans la chambre voisine, un bruit auquel personne ne peut se tromper, s’il jouit de l’usage de ses sens, celui que fait une bille de billard en roulant le long de la bande, lorsque le joueur joue le premier coup.

Il n’y a pas de son qui ressemble à celui-là. Une minute après, autre roulement. Je me recouchai.

Je n’avais pas peur, non, je n’avais pas peur.

J’étais très curieux de savoir ce qu’étaient devenus les doolies, et c’est pour cela que je sautai dans mon lit.

Une minute après, j’entendis le double bruit d’un déclic de carambolage.

Mes cheveux se dressèrent.

Il est inexact de dire que les cheveux se dressent. Le cuir chevelu se contracte, et vous sentez sur toute la tête un léger fourmillement général.

Voilà ce que c’est exactement que des cheveux qui se dressent.

Il y eut un nouveau roulement et un nouveau déclic.

Les deux bruits n’avaient pu être produits que par une seule et même chose, une bille de billard.

Je raisonnai eu moi-même sur l’aventure, et plus que je raisonnai, moins il me semblait possible qu’un lit, une table et deux chaises — à cela se bornait le mobilier de la chambre contiguë à la mienne — pussent imiter aussi parfaitement le bruit qu’on fait en jouant au billard.

Après un autre carambolage — un trois bandes, à ce qu’il me parut, d’après la sonorité, — je cessai de raisonner.

Je tenai mon fantôme, et j’aurais donné tout au monde pour m’esquiver de ce bungalow.

Je prêtai l’oreille, et plus j’écoutai, plus je perçus clairement les détails de la partie.

C’était tour à tour le bruit du roulement et celui du choc.

Parfois, il y avait un double choc, puis un roulement, puis un autre choc.

Il n’y avait plus de doute, on jouait au billard dans la chambre à côté.

Et la chambre à côté était trop petite pour contenir un billard.

Dans les intervalles où le vent se calmait, j’entendai la partie se poursuivre, les coups se succéder.

Je fis un effort pour me persuader que je n’entendais pas de bruit : cet effort fut un échec.

Savez-vous ce que c’est que la peur ?

Non pas la peur ordinaire, qu’inspirent une attaque, un dommage ou la mort ; mais la peur abjecte, frissonnante, au sujet de quelque chose qui reste invisible pour vous, la peur qui vous sèche l’intérieur de la bouche et la moitié de la gorge, la crainte qui rend moite la paume de vos mains et vous fait faire des efforts pour avaler, afin que la luette continue à fonctionner.

Cela est la belle peur, une grande lâcheté, et il faut l’avoir ressentie pour l’apprécier.

La simple invraisemblance d’une partie de billard dans un bungalow prouvait la réalité de la chose.

Nul homme, ivre ou à jeun, n’était capable d’imaginer une partie de billard, ni d’inventer le bruit d’un massé3.

À fréquenter régulièrement les bungalows, on entretient éternellement sa crédulité.

Si l’on disait à un homme qui passe toute sa vie dans les bungalows : Il y a un cadavre dans cette chambre-ci ; une jeune fille atteinte de folie, dans cette autre ; la femme et l’homme qui montent ce chameau viennent de s’échapper d’un endroit éloigné de soixante milles, l’auditeur ne se refuserait point à le croire, parce qu’il n’est rien qui ne puisse arriver dans un bungalow, quelle qu’en soit l’étrangeté si grotesque, si horrible que ce soit.

Malheureusement, cette crédulité s’étend aux fantômes.

Une personne raisonnable qui serait récemment sortie de chez elle, se fût retournée de l’autre côté et rendormie.

Moi, pas.

Aussi vrai que les centaines de créatures qui se trouvaient dans le lit finirent par m’abandonner comme une carcasse vidée, parce que la grande masse de mon sang refluait à mon cœur, j’entendis les coups joués pendant une longue partie de billard dans la chambre aux échos sonores, qui touchait à la mienne, de l’autre côté de la porte barrée de fer.

Ma crainte la plus forte, c’était que les joueurs eussent besoin d’un marqueur.

C’était une crainte absurde, car les êtres qui peuvent jouer dans les ténèbres sont au-dessus de ces superfluités-là.

Tout ce que je sais, c’est que je craignais cela. C’était une réalité.

Au bout d’un certain temps la partie cessa et la porte claqua.

Je m’endormis parce que je tombais de fatigue, sans cela j’aurais préféré rester éveillé.

J’aurais donné toute l’Asie plutôt que d’enlever la barre de la porte pour jeter un coup d’œil dans l’obscurité de la pièce voisine.

Le matin venu, je me dis que j’avais agi sagement, prudemment, et je m’informai des moyens pour m’en aller.

— À propos, Khansamah, dis-je, qu’est-ce que faisaient ces trois doolies, cette nuit, dans l’enceinte ?

— Il n’y avait pas de doolies, dit le Khansamah.

J’allai dans la chambre voisine, où la lumière entre à flots par la porte.

J’étais plein de bravoure.

À cette heure, j’aurais joué l’enfer contre le diable en personne.

— Cet endroit a-t-il toujours été un relais de poste ? demandai-je.

— Non, dit le Khansamah, il y a dix ou vingt ans, j’ai oublié l’époque, c’était une salle de billard.

—  Une… quoi ?

—  Une salle de billard pour les sahibs qui ont construit le chemin de fer. Alors, j’étais avec le Khansamah dans la grande maison où logeaient les sahibs, et je leur servais souvent des sorbets au brandy. Ces trois chambres n’en faisaient qu’une, où il y avait une grande table, où les sahibs jouaient tous les soirs.

—  Mais tous les sahibs sont morts, maintenant, et le chemin de fer va, m’avez-vous dit, jusqu’à Kaboul. Mais, vous rappelez-vous quelque chose au sujet des sahibs ?

—  Il y a longtemps de cela, mais je me rappelle un sahib, un gros homme, toujours en colère. Une fois, il jouait ici ; il me dit : Mangal-Khan, servez-moi un brandy « pani-do ». Il se pencha sur la table pour jouer, sa tête se baissa, se baissa et finit par toucher la table. Ses lunettes tombèrent, et quand nous — les sahibs et moi — accourûmes pour le soulever, il était mort. J’aidai à le porter dehors. Et c’était un vigoureux Sahib ! Mais il est mort, et moi, le vieux Mangal-Khan, je vis encore, par votre faveur.

C’était suffisant et plus que suffisant.

Je tenais mon fantôme, un article de premier choix, avec preuves à l’appui.

Je comptais écrire à la Société des Recherches Psychiques ; je jetterais l’Empire dans la stupeur par cette nouvelle. Mais je jugeai bon de mettre tout d’abord quatre-vingts milles de terres cultivées et cadastrées entre moi et ce relais de poste, et cela avant la nuit.

La Société pourrait ensuite envoyer son agent officiel examiner le cas.

Je rentrai dans ma chambre, et fis mes paquets après avoir mis par écrit une sorte de procès-verbal.

Pendant que je fumai, j’entendis de nouveau le bruit du déclic.

Cette fois, il y eut un raté, un queuté, car le roulement fut fort court.

La porte était ouverte et je pus regarder dans la chambre.

Click ! Click ! Un carambolage !

J’entrai sans peur dans ma chambre car il y faisait soleil, et au-dehors soufflait une fraîche brise.

Le jeu invisible continuait avec un entrain terrible.

Et cela n’avait rien d’étonnant : un petit rat infatigable courait de tous côtés au-dessus du plafond enfumé, et un fragment des châssis de la fenêtre qui s’était détaché, et que la bise secouait, battait contre le verrou.

Cela imitait à s’y méprendre le choc des billes de billard.

Impossible aussi de ne pas reconnaître le roulement de billes sur la table de billard.

Ah ! J’étais bien excusable.

Même quand je fermai les yeux, qui s’étaient ouverts à la lumière, ce bruit ressemblait extraordinairement à celui d’un jeu animé.

Alors entra, de fort mauvaise humeur, le fidèle compagnon de mes peines, Kadir Baksh.

—  Ce bungalow est très mauvais, bon pour les basses castes. Pas étonnant que notre Présence ait été dérangée et soit toute mouchetée.

« Trois équipes de porteurs de doolies sont venues cette nuit à une heure avancée pendant que je dormais dehors. Ils ont dit que c’était leur habitude de coucher dans les chambres réservées aux Européens. Le Khansamah est-il un homme d’honneur ?

« Ils ont essayé d’entrer, mais je leur ai dit de s’en aller. Rien d’étonnant si ces parias ont passé la nuit ici, que notre Présence soit toute couverte de taches. C’est une honte. C’est l’œuvre d’un homme dégoûtant.

Kadir Baksh omit de dire qu’il avait fait payer à chaque équipe deux annas d’avance, pour leur logement, et qu’une fois assez loin pour ne pas être entendu de moi, il les avait chassés en les battant avec ce grand parapluie vert, dont jusqu’alors je n’avais pu deviner l’usage.

Mais Kadir Baksh n’avait aucune notion de morale.

Ensuite eut lieu une entrevue avec le Khansamah, mais comme il ne tarda pas à perdre la tête, la colère fit place à la pitié, et la pitié aboutit à une longue conversation, au cours de laquelle il plaça la mort du gros ingénieur Sahib, dans trois stations différentes, dont deux étaient éloignées de cinquante milles.

La troisième déviation l’amena à Calcutta, et cette fois le Sahib mourut en conduisant un dog-cart.

Je ne partis pas aussi promptement que je l’avais décidé.

Je passai la nuit, pendant que le vent, le rat, le cadre de la fenêtre et le verrou jouaient une bruyante partie « en cent cinquante. »

Puis le vent changea, et les billes s’arrêtèrent. Je m’aperçus que j’avais réduit à néant une authentique histoire de fantômes.

Si j’avais justement arrêté mes investigations au bon moment, j’aurais pu faire de cela quelque chose.

Et c’était là ma plus amère pensée.

(Traduction Albert Savine.)