Accueil > Ebooks gratuits > Les contes des mille et un matins > Élie Richard : La faim

Élie Richard : La faim

dimanche 9 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 16 décembre 1921 1921 .

Avant de mettre ce conte en ligne j’ai voulu connaitre un peu mieux son auteur dont je voyais le nom pour la première fois. Et là, surprise ! D’après la base de données de la BNF, il est né en 1885 1885 . Mais sa date de décès n’est pas fournie. Et sur wikipedia, il est écrit : Élie Richard, né Élie Louis Richard le 6 octobre 1885 1885 à Cahors et mort à Draveil le 14 février 1976 1976 , est un journaliste, écrivain, éditeur et poète français. mais aucune source indiquée pour confirmer le lieu et la date de son décès. Alors ? Est-ce bien lui ? probable. Est-il bien mort en 1976 1976  ? certainement. Mais aucun autre site ne fournit ces informations ou les contredit.

Bref ! Considérant que rien n’a été publié de cet écrivain depuis les années 60, que ce conte peut aider à le faire redécouvrir… Lisez !! :-)

Et moi ? Qu’est-ce que j’en pense ? Qu’il est tout simplement génial. Bien sombre. Bien angoissant. J’adore. Ce conte est digne des écrits des plus grands auteurs du genre. Si j’en découvre d’autres de lui, je pourrais bien craquer et les mettre également en ligne, ou du moins les lire et vous en parler. Car celle-là déjà vous pouvez la lire en ligne sans mon aide .

Rompant tous les liens, les plus vigoureux avaient quitté Hulliers, comme le vent brûlait la peau, séchait les rivières, desséchait les plantes et les arbres même. Ils avaient fui cette désolation d’un pays que la faim rongeait. Quelques-uns revinrent. Ils disaient que les villages voisins souffraient les mêmes maux.

On avait cessé depuis quelques semaines toutes relations avec le reste du monde. Pour gardeur plus longtemps les réserves, l’égoïsme collectif avait dicté l’isolement.

Ceux qui avaient poussé jusqu’aux villes en avaient trouvé de désertes et désolées, et d’autres défendues par des canons et, des fusils, préservées par des tranchées infranchissables. Malheur à elles ! Leur tour viendrait. Il y a la justice au-dessus des cataclysmes !…

…Que faire ? On était abandonné. Il n’y avait presque plus rien. Tous les ruisseaux étaient taris. Aucune végétation n’avait résisté au souffle de feu. On achevait l’herbe coriace des champs et les feuillages épineux des derniers buissons. Où fuir ?… C’était la dernière étape du tragique destin des survivants. Hulliers était, dans la plaine poudreuse, le radeau d’une horreur jamais vue et qui passerait l’innommable.

Baur Lorié avait remplacé le maire qui s’était retiré. Ce charpentier était petit et hirsute. Sa poitrine recelait une voix calme. Jusque-là il vivait seul, mais au moment de la grande misère, il avait donné de si efficaces avis, qu’on le respectait. Il était le chef d’instinct. Les plus violents et les égoïstes, qui essayaient de s’arracher de la règle commune du rationnement et du travail de défense, connurent sa force insoupçonnée : il ordonnait une loi nouvelle et l’imposait par son regard méditant ou par son poing lourd. On obéissait. Ainsi Hulliers avait vécu plus longtemps que d’autres pays parce que Baur avait dicté une roide parcimonie en tout, en particulier dans la distribution de l’eau.

Malheureusement l’humidité se retirait devant les pioches et les sondes. Les puits les plus profonds ne donnaient plus qu’une pauvre boue où les misérables, près d’expirer, ne pouvaient plus sucer un peu de vie. Les bras manquaient de force pour creuser, car les plus résistants désespéraient maintenant.

La plus grande horreur qui soulevât Baur c’était à la pensée qu’on pût s’attaquer aux morts. Jusque-là, armé d’une barre, il allait par les rues les moins exposées au soleil, il visitait les maisons béantes et traînait les cadavres au bord d’une ancienne carrière effondrée où il les précipitait. Mais sa force allait s’épuisant et dans la muette résignation des autres, il sentait une opposition se révéler. Pourquoi ne pas essayer cela aussi ? Ah ! vivre, d’abord ! Manger !

La mortalité fut si grande qu’un jour il ne put plus suffire à son atroce labeur.

Les êtres qui vivaient encore ressemblaient à des bêtes inconscientes et se traînaient en rampant, muets comme des animaux, ils avaient des regards qui épouvantaient parfois le charpentier. Ils se mouvaient lentement, cherchant dans les pierres les dernières végétations, d’improbables germes, de minuscules insectes qui pouvaient subsister dans le sol pulvérulent, sous un ciel d’acier, dont le soleil resplendissait versait une implacable lumière. La vie commune était abolie. Le plus dur individualisme rompait l’agrégat de la famille et l’amour semblait n’avoir jamais régné sur cette race.

Baur avait creusé le sol de sa demeure. Il gîtait dans la terre, s’efforçant à durer. Il suçait savamment une sorte de lichen et une terre brune d’origine végétale. Son esprit vivait d’une acuité intense.

À présent, c’était le silence qui enlinceulait le monde ; la mort allongeait sa main sur la terre. Une tenace foi, l’espoir des âmes solitaires, soulevait encore Lorié. Un remords pourtant, le regret de ne pouvoir lutter encore contre le crime inexpiable. Lorsqu’il ne serait plus là, armé et brutal, ces lémures s’acharneraient à vivre de cette atroce nourriture. Peut-être que, déjà, à son insu… Il voulut se lever et repartir dans le désert des hommes, car c’était sa mission. Sa fatigue était grande d’avoir longtemps fixé sa pensée et il s’écroula au bord du creux d’où il tirait la glaise bienfaisante et s’endormit.

C’est à ce moment qu’une sorte de bote franchit le seuil. Un être décharné et sans sexe, la peau noire, les yeux saillants et d’une flamme rouge, un animal anthropoïde peut-être, rampa lentement. Il regardait le maître, couché là, au bord d’un trou, une cachet secrète : Peut-être mangeait-il ? Manger !

L’être, couleur de cuir cru, dont des lambeaux vêtaient mal le squelette grelottant, fut soulevé par cette découverte. Manger ! Il visita chaque coin, inspecta le trou où Baur était à demi enfoui. Rien ! Il ne trouva rien. Soufflant et rauque, lent et fébrile, il sortit de la maison du maître. Manger !

Le soir tomba. Un incendie fabuleux remplissait encore la nue. La Lune montait déjà et il en tombait aussi une coulée de feu. La fournaise du monde était sans souffle, mais elle appuyait sur tout, avec la morsure d’une flamme.

Tirant derrière soi un troupeau rampant, dont les orbites avaient l’ardeur des tisons, l’être de nouveau entra dans la maison. Bien qu’on n’entendit aucune parole, à peine un souffle, cette présence nombreuse réveilla Baur Lorié. Ces monstres assemblés mirent dans son cœur d’impassible la terreur animale. Quoi ? Ils étaient donc si nombreux encore ? Il voulut se lever, fuir. Des griffes le saisirent épouvantablement. Les regards traversaient sa chair mieux qu’un fer rouge. Il connut qu’il allait mourir de la mort sacrilège. Dans tout son être il sentit s’enfoncer ensemble des ongles et des dents.

Elie Richard