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Trébla : Le bras

jeudi 5 août 2021, par Denis Blaizot

Ce conte des Mille-et-un matins a été publié dans Le Matin du 12 octobre 1922 1922 .

Je l’ai trouvé excellent et suis heureux de vous le présenter. Est-ce de la Science-Fiction ? En partie, puisqu’il est question, dans un conte édité en 1922 1922 d’une greffe de bras. Mais il y a aussi un côté fantastique dans l’après greffe... que je vous laisse découvrir.

Pour finir, un petit mot sur l’auteur. Trébla Trébla Trébla est le pseudonyme de Albert Delvaille (Neuilly-sur-Seine, 30 mai 1870 - Paris, octobre 1943) qui a écrit de nombreuses pièces de théâtre. est le pseudonyme de Albert Delvaille (Neuilly-sur-Seine, 30 mai 1870 1870 - Paris, octobre 1943 1943 ) qui a écrit de nombreuses pièces de théâtre.

Robert Brown, le chirurgien fameux, dont le luxe et la science étonnaient le nouveau monde, avait donné, ce soir-là, dans son palais de Chicago, une fête splendide. Ne disait-on pas qu’il y avait en quelque sorte célébré l’apothéose de l’or et du scalpel ?

Les rois somptueux de l’Art, de la Technique et de l’Industrie, les reines du Chic et de la Beauté, enfin tout ce que la cité merveilleuse comptait de notoire avait tenu à honneur de ne point manquer. Oncques, peut-être, on ne vit, sous un ruissellement de lumières, en un cadre aussi prestigieux, foule plus étincelante, tourbillon plus scintillant de danseurs.

À deux heures, les jazz-band se turent et les invités furent priés de passer des salons du maître au grand amphithéâtre de sa clinique. En cet endroit insolite, curieusement aménagé et décoré pour la circonstance, les attendaient un magnifique souper et la moins banale des attractions.

En effet, à la façon d’un numéro de music-hall, là, sur une scène, devant ses hôtes attablés, tandis que l’orchestre égrenait les tangos à la mode, Robert Brown, pour qui la greffe animale n’avait plus de secrets, s’offrit l’audacieuse fantaisie d’interchanger les jambes droites de deux gorilles.

Oh ! cela fut si joliment et si prestement exécuté, que nul appétit n’en fut troublé et que la moins vaillante des femmes n’en ressentit pas plus d’émotion qu’à voir découper une volaille. De toutes parts, crépitèrent les bravos et sautèrent les bouchons de Champagne. Une clameur d’admiration monta vers la coupole illuminée.

Peu d’instants après, Thomas Hackett, le directeur de la « Great Liberty’s Bank », qui était manchot, tendit au célèbre vivi-secteur son unique main gauche et dit :

— Docteur, mes félicitations. Que ne vous ai-je connu avant mon accident ! Peut-être vous eût-il été possible de replacer mon bras ?

— Oui, répondit Brown, si la section fut nette.

— Elle le fut.

— Et si j’avais pu intervenir sans retard.

— Nous sommes presque voisins, répartit l’invité. Quel dommage ! Mais, dites-moi : à l’occasion, ne pourriez-vous greffer, sur ce qui me reste de l’ancien, un nouveau bras ?

— Si, répliqua le docteur, à la condition que je l’aie à ma disposition, de dimension suffisante et tout fraîchement tranché. Mais c’est un article que, même à prix d’or, on ne rencontre pas tous les jours :

— J’y penserai, fit Thomas Hackett. Encore faudrait-il, pour, se bien appareiller avec l’autre, que ce fût un objet très aristocratique.

×××

Voici comment, deux ans avant cette soirée, le plus riche financier de Chicago avait perdu son bras droit.

Dans son bureau particulier il avait un coffre-fort que, moins par nécessité commerciale que par caprice, il aimait à voir toujours copieusement rempli. Afin que les sommes imposantes qu’il y tenait à sa portée fussent en sécurité absolue, il avait imaginé et fait agencer un dispositif spécial : c’étaient quatre couperets, suspendus chacun derrière chacune des parois latérales du coffre et prêts à glisser, tout au long de rainures verticales, à la façon des guillotines. Ces couperets tombaient, dès que l’on exerçait la moindre pression sur une des tablettes intérieures du meuble d’acier. Ainsi tranchaient-ils inexorablement le bras ou la main qu’ils rencontraient sur leur passage, tandis que résonnaient au dehors les appels sonores des timbres avertisseurs.

Bien entendu, le fonctionnement de ce singulier piège à voleurs était tributaire d’un déclic qui en assurait ou en suspendait à volonté la manœuvre. Grâce à cet accessoire, Thomas Hackett pouvait armer ou désarmer son coffre-fort, selon que lui-même avait à s’en servir ou non. Il importait donc strictement que, dès l’entrée ou la sortie de son bureau, il orientât certaine manette dans un sens ou dans l’autre.

— Monsieur Hackett, avait bien notifié le constructeur, vous risquez d’être la première victime de cette terrible machine. Pour Dieu ! je vous en conjure, pensez toujours au déclic !

Mais celui-ci avait répondu, sur un ton qui eût rendu toute insistance injurieuse de la part de son interlocuteur, qu’une tête organisée comme la sienne n’oubliait jamais rien.

Il avait tort d’être aussi présomptueux. Les cerveaux les mieux trempés ne sont pas à l’abri des inadvertances. Certain jour que le directeur de la « Great Liberty’s Bank » était plus affairé que de coutume, il vit tomber son bras sur les paquets amoncelés de ses banknotes.

Comme il était beau joueur et qu’il avait une fierté sans égale, doublée d’une énergie farouche, il dit simplement :

— Tant pis pour moi, je n’avais qu’à ne pas être distrait ! L’essentiel est la sécurité de mon argent !

×××

Depuis l’extraordinaire opération des deux gorilles, Thomas Hackett pensait bien souvent aux paroles qu’il avait échangées avec Robert Brown. Il y pensait d’autant, plus qu’il aimait une belle jeune fille, laquelle, en dépit de l’expression consacrée, ne se serait pas contentée de sa main, de son unique main.

Le grand chirurgien vivait toujours à proximité, et l’or, grâce auquel tout s’achète ne manquait pas au financier. Seul le bras, le joli bras récemment sectionné, demeurait introuvable...

Vers cette époque, dans les milieux mondains de Chicago, on s’étonna, on s’indigna même, de voir Thomas Hackett s’attacher, en qualité de secrétaire particulier, un certain Archibald Graham. Cet Archibald, ancien gentilhomme, aujourd’hui taré, et dont la chronique scandaleuse s’était maintes fois occupé, avait glissé de chute en chute dans les bas-fonds de la cité.

Comment un tel aventurier pouvait-il être soudain rehaussé de la sorte ? Les événements qui suivirent en donnent peut-être l’explication suffisante.

×××

Un matin, vers quatre heures, Thomas Hackett fut réveillé en sursaut par une sonnerie électrique dont les vibrations lui étaient familières. Vivement, il s’habilla et se rendit à son bureau. La porte de son coffre-fort était grande ouverte et, sur un lit de papiers ensanglantés, le bras droit d’Archibald Graham gisait.

Sans doute, le banquier était-il préparé à pareille éventualité, car elle ne l’impressionna pas autrement. Flegmatique, il décrocha son téléphone.

— Allô ! Docteur Robert Brown ?

— Lui-même.

— Ici, Thomas Hackett. Sautez dans votre auto. J’ai l’article. Il réunit toutes les conditions voulues.


Vingt-cinq minutes plus tard, exactement, l’opération était pratiquée. D’abord, on remit à vif l’extrémité du moignon, puis on assembla les deux humérus et l’on sutura les artères, les veines, les nerfs et les muscles, enfin l’on recousit la peau. Magistrale séance ! Pour en souligner le succès, il n’y manquait, cette fois, que l’orchestre et les bravos.

De royaux honoraires récompensèrent le praticien de son heureuse habileté. Quant à Archibald Graham, non seulement il ne fut pas inquiété, mais encore fut-il généreusement indemnisé pour le soi-disant marché, auquel il avait librement consenti.

Tout était pour le mieux dans le meilleur, des nouveaux mondes !

×××

Complètement guéri, à la veille de voir combler ses vœux les plus chers, car il était fiancé à la jeune fille de ses rêves, Thomas Hackett eût considéré bientôt que son bonheur était aussi complet que sa personne.

Pourquoi fallut-il que surgit, au milieu de sa vie un fait relativement anodin, mais qui le troublait beaucoup : sans prédispositions anciennes, sans causes nouvelles apparentes, il était devenu somnambule.

Dominé par une mystérieuse influence, il se levait la nuit. Alors des luttes effroyables s’engageaient entre sa raison toujours en éveil et les inquiétantes suggestions qui le sollicitaient. De ces luttes, il sortait heureusement victorieux, mais exténué. C’est au point qu’il avait senti faiblir sa belle énergie et qu’il craignait de voir se ternir la rayonnante clarté de son génie financier.

...Cette nuit-là, tout son être fut la proie d’une angoisse plus que jamais épouvantable : son bras droit — nettement, il s’en était rendu compte — venait, en premier, de se dégager des draps, et c’était lui qui entraînait hors du lit tout le corps auquel on l’avait rattaché.

Maintenant, l’homme, vaincu, docile, marchait irrésistiblement à sa suite, vers le bureau. Déjà, le bras greffé, le bras étranger, le bras de l’autre, avait atteint le coffre-fort. De sa main aux doigts crispés, il brandissait la clef, actionnait en maître la serrure.

Tac !... Thomas Hackett reconnut le bruit sec et la douleur atroce... Il était manchot pour la seconde fois !

— La peste soit d’Archibald et de moi-même s’écria-t-il. Que ne m’étais-je occupé d’acquérir le bras d’un honnête homme !

Trébla Trébla Trébla est le pseudonyme de Albert Delvaille (Neuilly-sur-Seine, 30 mai 1870 - Paris, octobre 1943) qui a écrit de nombreuses pièces de théâtre.