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Trébla : Au joyeux mutilé

jeudi 5 août 2021, par Denis Blaizot

Ce cone de presse est paru dans Les contes de mille-et-un matins du 9 décembre 1921 1921 .

Tenant enveloppée sous mon bras une paire de bottines à ressemeler, j’étais en quête d’un savetier. C’est là une situation qui manque un peu d’élégance ; elle eût fait sourire Brummell. Le grand Corneille lui-même, cependant, a, dans sa vie, certaine histoire de souliers dont n’a point trop souffert sa renommée.

Au coin de la rue, j’avisai bientôt une boutique noire, trop petite pour être celle d’un cordonnier, trop grande pour être l’échoppe d’un bouif. Elle portait cette enseigne « Au Joyeux Mutilé. Maison Fouillot. Réparations. »

J’entrai. Face à la devanture, devant son établi, travaillait un petit homme rouge, qui me salua d’un bon sourire.

— Monsieur Fouillot, sans doute ?

— Lui-même, surnommé « le joyeux mutilé », me répondit-il.

— Ah ! vous…

— Parfaitement, je… C’est le 13 août 1915, en Champagne, que ce petit accident m’est arrivé.

Et, soulevant un coin de son tablier de cuir, il me découvrit ses deux jambes de bois.

J’exprimai ma compassion.

— Oh ! ce n’est rien que ça, fit-il. Avec un peu d’habitude, il n’y parait pas. Mais, asseyez-vous donc, monsieur.

Puis, ayant désigné mon paquet :

— Vos croquenots, probablement ?

Je m’assis, inclinai la tête, et lui tendis mes bottines.

— Elles sont aussi gaies que moi, déclara-t-il, en faisant bâiller les semelles, voyez comme elles rient de bon cœur !… De l’excellent veau, cela vous fera de l’usage encore. Et ce sera quinze francs, dans quinze jours.

J ’acquiesçai. Dès lors, je n’aurais eu qu’à repartir si pareil bonhomme ne m’avait à la fois inspiré beaucoup de sympathie et pas mal de curiosité. Je résolus, donc de prolonger l’entretien. Lui-même ne paraissait pas disposé à le rompre aussi vite.

Une question banale et même un peu sotte me vint à l’esprit. Je m’en contentai :

— Alors, le joyeux mutilé, c’est vous ?

— Dame oui, répliqua-t-il, et cela sert d’enseigne à ma maison. Pouvais-je en trouver de meilleure ? Car, pour être amoché, je le suis, et, pour être joyeux, je rendrais des points à feu Rigollot lui-même ! D’ailleurs, avouez-le, faut pas être neurasthénique pour travailler dans les ribouis, quand on n’a plus d’arpions soi-même ! Y en a que ça frapperai, moi, c’est le contraire. À penser que les pieds des autres me rapportent, je me console de ne plus avoir les miens.

Vraiment, Fouillot n’était pas un type ordinaire, il appartenait à la famille de ces enfants de Paris, dont le babil, quoique moins solennel, a parfois plus d’attrait que celui d’un membre de l’Institut.

— Votre surnom, lui dis-je, c’est vous qui vous l’êtes octroyé ?

J’avais deviné que ces simples mots stimuleraient sa verve. Il ne me resta plus, en effet, qu’à l’écouter parler.

— Vous ne voudriez pas, s’écria-t-il, que Napoléon se fût sacré lui-même ? Mais non, c’est les copains, les ceux de l’hôpital, qui m’ont baptisé de la sorte. Sûr que j’engendrais pas la mélancolie. Faut vous dire que j’avais une mission là-bas. Chacun fait le bien comme il peut. Comme, je ne suis pas toubib, je ne pouvais pas soulager les pauvres bougres qui souffraient à côté de moi ; comme je ne suis pas riche non plus, je ne pouvais pas augmenter leur ordinaire alors, je tuais leurs cafards, c’est toujours ça ! Tenez, ce qui me réussissait le mieux, c’était de les amuser avec moi-même. Ah ! c’que j’en ai envoyé des blagues sur mézig, à propos de mes gigues.

 » À quoi bon s’en faire ? que je leur disais. Ainsi, tenez, puisque je n’ai plus de jambes, j’aurai toujours une place dans l’agriculture qui manque de bras ! Jamais de cors aux pieds et rien que les ongles des mains à couper ! Ce que je vas en gagner du temps ! L’été, à la mer, quand je pécherai la crevette, j’vas pouvoir, c’est pas donné à tout le monde, entrer dans la flotte jusqu’aux genoux sans m’mouiller ! Y a qu’à Noël où j’serai embarrassé, quand s’agira de mettre mes pompes dans la cheminée !

 » Ils s’tordaient, les gas, mais le boniment qu’ils ont trouvé le plus à leur goût, c’est çui qu’j’ai servi au major quand, soi-disant, il a voulu prendre la mesure de mes anciennes pattes pour m’en procurer des autres, en ébène. Naturellement, j’ai commencé par lui demander comment qu’il allait faire pour mesurer ce qui n’existait plus ? Alors, il m’a répondu, ce brave homme :

 » — C’est bien simple, tu comptais un mètre cinquante autrefois en soustrayant la taille qui te reste de celle que t’avais, j’aurai la grandeur exacte de ce qui te servait de guibolles.

 » C’était juste. J’y avais pas pensé. Mais, au même moment, il m’est venu une idée qui ne manquait pas de jus, faut croire, car tout le monde il s’a tirebouchonné.

 » M’sieur le major, que j’me suis écrié, ma bourgeoise elle m’a toujours trouvé trop petit. C’est l’occasion ou jamais d’y faire plaisir, à c’te femme ! Trichez un peu, dites à l’ébéniste qu’il m’fasse les quilles un peu plus longues !

 » On m’a exaucé. V’là pourquoi, maintenant, quand je suis debout, je suis beaucoup plus grand qu’avant ! Dire qu’il y a encore des gens qui se plaignent de la guerre et qui prétendent que, malgré la victoire, nous avons beaucoup perdu ! Cependant, la France, faut pas l’oublier, monsieur, elle a gagné deux provinces, et moi deux centimètres ! »

Trébla Trébla Trébla est le pseudonyme de Albert Delvaille (Neuilly-sur-Seine, 30 mai 1870 - Paris, octobre 1943) qui a écrit de nombreuses pièces de théâtre.