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Claude Gével : Dans mille ans…

vendredi 6 août 2021, par Denis Blaizot

Ce conte de presse a été publié dans la rubrique descontes des mille-et-un matins du 18 octobre 1922 1922 .

L’auteur étant décédé en 1968 1968 , son œuvre n’est pas encore dans le domaine public. Et si elle est assez fournie [1], elle est globalement tombée dans l’oubli… Vous trouverez certains de ses titres en format numérique, mais pour les éditions papier, il faudra fouiller les rayonnages des bouquinistes. Je pense donc ne lui faire que du bien en sortant des archives de la Bibliothèque Nationale de France ce petit conte à ranger dans le genre SF.

Et c’est parce que c’est de la SF que je l’ai lu. Est-ce qu’il en valait la peine ? Oui ! Il n’est pas bien long. Vous pouvez donc facilement vous faire votre propre opinion. Imaginer notre société dans 100, 200 voire 1000 ans est un jeu classique en SF, mais ce n’est pas si fréquent d’avoir le point de vue d’un écrivain dont ce n’est pas le cœur de métier. Voici donc comment un écrivain du début du XXe siècle imaginait notre civilisation en 2922.

Et moi, je vais regarder de plus près les autres contes qu’il publié dans la rubrique des Mille-et-un matins.

Mme Aurore 8925 M rangea son avion le long de la terrasse de l’hôtel qu’elle venait de faire bâtir sur un terrain boisé, dernier vestige du parc de Rambouillet, en plein Paris. Elle alla presser le troisième bouton d’un tableau proche ; l’avion s’éleva doucement, pour descendre en une courbe gracieuse vers le garage, dont le toit s’ouvrit et se referma sur lui. La jolie main de Mme Aurore se posa à nouveau sur le tableau, appuya, et Mme Aurore disparut, dans l’intérieur de son hôtel, comme par une de ces trappes que les imaginations primitives avaient construites jadis pour les fées de théâtre.

Elle ne s’attarda pas à sa toilette, passa rapidement à la douche, au séchoir et au massoir électriques, revêtit la première robe de maison que son armoire lui tendit sur son bras mécanique et vint au boudoir s’étendre sur un lit de repos de style antique, copié d’après celui où un peintre nommé David avait esquissé, il y a 1.100 ans environ, une certaine dame Récamier. Elle décrocha du mur un mince tube d’écaille flexible et aspira quelques bouffées de fumée fleurant la rosé et l’ambre. Elle désira lire le journal, mit un contact, regarda quelques instants passer devant elle, sur une draperie claire, les images coloriées des faits les plus récents, et s’en désintéressa bientôt.

Mme Aurore se sentait rêveuse et l’âme maussade ; c’était contraire à ses habitudes. La journée n’avait pourtant pas été mauvaise ; Mme Aurore, qui dirigeait la publicité dans une compagnie de transports aériens, avait traité au mieux une grosse affaires de réclame lumineuse ; elle avait réalisé un parcours remarqué au nouveau sport à la mode, un peu renouvelé des anciens, qui consistait à faire passer une boule à l’aide d’un maillet de bois entre des arceaux de différentes formes suivant un itinéraire fixé ; elle avait été prendre un bain de mer, près de Jersey, dans une eau attiédie à point. Mais, au retour, elle s’était arrêtée au pavillon de chasse d’Antoine A 00612, le partenaire actuel de ses distractions sensuelles… Et cette visite avait tout gâté.

Non qu’Antoine ne se fût pas montré en forme ou qu’elle-même ne se fût sentie en parfaite condition. Mais le jeune homme manifestait depuis quelques temps une étrangeté d’humeur qui n’allait pas sans troubler l’équilibre moral de la jolie Mme Aurore. Comme son numéro l’indiquait, Antoine A 00612 était classé parmi les oisifs et les inutiles ; en effet, il écrivait.

Il se plaisait seul, à la campagne, en la société des vieux auteurs. Mme Aurore l’avait choisi, parce qu’il était beau garçon, libre de son temps et toujours prêt aux plaisirs du corps. Mais était-ce l’effet de ses mauvaises fréquentations ? Il devenait difficile à vivre. Il parlait trop et questionnait à l’excès ; il fallait que son amie lui contât en détail l’emploi de ses journées ; il s’indignait des offres, bien naturelles, que Mme Aurore recevait, pour le jour où elle voudrait changer de coéquipier dans ses plaisirs voluptueux ; il se plaignait qu’elle ne sacrifiât point à leurs rendez-vous ses affaires de publicité et les autres sports qu’elle pratiquait. Enfin, il employait souvent, à trop lire du vieux français, un langage peu compréhensible.

Ah s’il n’avait pas été un partenaire commode et brillant, comme Mme Aurore n’aurait pas hésité à lui donner un remplaçant !…

…Quelques souvenirs récents ramenèrent un sourire sur les lèvres de Mme Aurore et la disposèrent à l’indulgence. Les solides qualités d’Antoine compensaient décidément son espèce de folie. Aurore se promit de retourner le voir dès le lendemain, et, pour lui être agréable, décida de commencer la lecture d’un ouvrage ancien qu’il lui avait demandé de parcourir elle devait y trouver le récit de joies et de souffrances qu’il eût rêvé de connaître par elle… mais les temps n’étaient plus de ces plaisirs et de ces peines…

Mme Aurore ouvre un livre réputé en l’époque d’un académicien. À portée de sa main, elle a mis un lexique des mots de vieux français, maintenant hors d’usage. Suivant du doigt chaque ligne, elle lit avec attention et s’enorgueillit de comprendre…

Mais, dès la page quatre, elle doit avoir recours au dictionnaire pour une expression répétée trois fois de suite :

Aimer, amour, murmure-t-elle en feuilletant le volume épais, qu’est-ce que ça voulait donc dire ? Je ne me souviens jamais.

Claude Gével Claude Gével Claude Gével est né à Paris (10e arrondissement) le 26 septembre 1886 et décédé dans cette même ville (16e arrondissement) le 09 juin 1968.

Romancier et auteur dramatique. Membre de la Société des gens de lettres. - Journaliste et critique.