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Maurice Level : La dictée

samedi 27 novembre 2021, par Denis Blaizot

Voilà un moment de lecture que vous ne regretterez pas. À quel genre appartient-il, puisqu’il faut tout classer ? Polar ? Thriller ? En tout cas, voilà l’histoire d’une victime d’assassinat qui le sait et qui le dit à son assassin.

Cet excellent conte de presse est paru dans Le Journal du 21 février 1919.

François Berry se mourait.

Un mal étrange avait, en quelques semaines, fait de lui un vieillard, creusant ses joues et courbant ses épaules. Fuyant Paris et son trop long hiver, il s’était installé dans le Midi : les repos sur la terrasse ensoleillée, la douceur des matins et du soir n’avaient rien arrêté. Parfois, il essayait de s’asseoir à sa table et d’écrire. Un instant, devant les pages d’un manuscrit inachevé, il se donnait l’illusion d’un renouveau de force, traçait quelques lignes, mais bientôt, posant la plume, renversé dans son fauteuil, il disait tristement :

— Ce n’est pas encore pour aujourd’hui…

Et, rejetant la couverture dont il s’enveloppait les jambes, serrant son châle autour de ses épaules, appuyé au bras de sa femme, il allait de nouveau s’étendre et suivre sur la mer la fuite des bateaux blancs. Puis, lorsqu’il était las de son silence, quand le soleil couchant tombait à l’horizon, il regagnait sa chambre à petits pas.

Aux amis qui venaient le voir, il évitait de parler de son état, assurant avec une confiance sereine que cela passerait comme c’était venu. Au médecin qui lui demandait comment il se trouvait, il répondait invariablement :

— Pas mal…

Souvent, il s’excusait auprès de sa femme de n’être pas aussi gai qu’il l’eût voulu :

— Je fais de mon mieux pour prendre sur moi, mais la chair est décidément plus forte que la raison… Enfin, cela ne durera plus très longtemps… Après moi, tu referas ta vie…

Elle se lamentait :

— Quelle idée de parler ainsi ! Tu guériras.

— Non, je ne guérirai pas ; je ne peux plus guérir… D’ailleurs, cela vaut peut-être mieux.

Elle cachait son visage entre ses mains ; il la consolait d’une voix paisible :

— À quoi bon pleurer ? Pourquoi nous déchirer le cœur ? Ce qui doit arriver arrive…

D’autres fois, la voyant accablée, il la réconfortait d’un vague espoir :

— Qui sait, après tout ?… Un miracle ?…

Elle se penchait sur lui :

— Tu te sens mieux ?

— En tout cas, je souffre moins, et la souffrance physique est la seule que je supporte mal. Mourir… s’en aller… mon Dieu… un peu plus tôt, un peu plus tard…

Elle ne savait que répondre, et la nuit tombante les laissait côte à côte perdus dans leurs pensées.

Pour tenter de le distraire, elle lui conseillait de temps en temps de travailler.

— Ne te laisse pas aller… Essaye de finir ce conte que tu aimais tant… Tu me disais qu’il n’y manquait que quelques lignes…

— Je n’ai plus la force d’écrire.

— Tu me dicteras.

— Les phrases ne viennent bien que sous la plume.

— Beaucoup d’auteurs travaillent ainsi, cependant. Je serai ta secrétaire.

— Peut-être… je verrai… un jour, si je suis bien disposé…

Un soir, après une crise plus violente que les autres, une de ces crises qui le jetaient tordu de douleur sur son lit, et dont il sortait écrasé, la face ravagée, les lèvres creusées par l’empreinte des dents, il se décida :

— Tu as raison, il faut que j’écrive. Je vais écrire.

Elle tenta de le détourner de ce projet, le voyant si faible.

— Demain… En ce moment, tu es trop fatigué.

Mais il s’obstina :

— Non. ce soir même… Assieds-toi près de moi. Prends mon conte. Il est là, dans le tiroir. Je me sens mieux. ; ;

Elle chercha parmi ses papiers ; il attendait, enfoncé dans son fauteuil, les yeux clos, les mains croisées sous sa couverture. Quand elle eut trouvé le manuscrit, elle s’assit devant une petite table. L’abat-jour étendait sur le papier une tache claire ; autour d’eux, l’ombre et la lueur rouge du feu.

— Tu es prête ?

— Je t’attends.

— Relis-moi les dernières phrases.

Il l’écouta sans bouger.

C’était l’histoire d’un homme qui, ayant épousé une fille pauvre, par amour, s’apercevait qu’elle lui était infidèle, et, malgré cela, tant son amour était profond, tant sa terreur de la perdre était grande, feignait de tout ignorer.

Quand elle eut termine, il demeura pensif et dit enfin :

— J’ai cherché longtemps un dénouement à cette aventure. Aucun ne me plaisait… Peut-être imaginer est-il un effort trop grand pour un malade ?… Aujourd’hui, pourtant, je crois en avoir trouvé un. Écris.

— Tu ne crains pas de te fatiguer ?

— Mais non, mais non, dit-il. Écris.

Et il se mit à dicter :

« Or, un soir qu’il regagnait sa chambre plus tôt que de coutume, il crut voir, au moment d’y pénétrer, un rai de lumière qui passait sous sa porte… »

— Je ne vais pas trop vite ?… Alors, je continue.

« …qui passait sous la porte. Le dîner achevé, prétextant une migraine, sa femme était montée chez elle. Il avait souhaité si souvent, il avait espéré avec une telle foi un retour, qu’un instant il demeura sur le seuil, immobile, voulant croire qu’elle venait chez lui pour quêter son pardon. »

— Je vais trop vite ?… Tu as peine à me suivre.

« …son pardon. Il ouvrit doucement, si doucement que sa femme, penchée, ne tourna pas la tête et il fut sur le point de s’élancer, de la saisir à pleins bras ; mais elle lui sembla si pâle, si grave, qu’il demeura tout droit, sans bouger. Elle vida le contenu d’un flacon dans un verre, éteignit l’électricité, s’en alla, traversa le corridor, souleva une tenture et disparut. Alors, il entra, s’assit sur son lit sans comprendre et pleura. Dans la nuit, il éprouva un étrange malaise et, le jour venu, se traîna de fauteuil en fauteuil, la poitrine serrée, les paupières lourdes. La douleur ne s’apaisa que vers le soir. Vers dix heures, sa femme prit congé de lui. Il attendit quelques instants et la suivit, comme la veille. Comme la veille, une lumière passait sous sa porte ; comme la veille, il la vit verser dans son verre le contenu d’un flacon, puis disparaître, comme la veille, il se dressa sur son lit au milieu de la nuit, les tempes sonnantes, la gorge étranglée, le front moite ; et une affreuse pensée l’assaillit. Il tenta de la réprouver, mais elle s’imposait à son esprit avec une étonnante force. Un peu d’eau restait au fond de son verre : il la but et lui trouva un goût bizarre. La souffrance ne le quitta pas de tout le jour ; sa pâleur l’effraya et il attendit le soir avec une impatience terrible : comme la veille, sa femme le quitta de bonne heure, comme la veille, elle pénétra dans sa chambre ; comme la veille, elle versa quelque chose dans son verre… Voulant douter encore, il tenta une épreuve et s’abstint de boire : la nuit s’écoula paisible ; au matin, il lut sur le visage de sa femme une sorte de stupeur : la stupeur de constater qu’il ne souffrait pas. »

— Eh bien, dit Berry, tu ne suis plus ? Tu n’écris plus ?…

— Mais si, balbutia-t-elle… mais si…

— Je croyais ; je reprends :

« …qu’il ne souffrait pas. Dix fois pendant la journée, il ouvrit la bouche pour lui crier :

 » — Je sais ! Je sais ! Tu m’assassines…

 » Mais il l’aimait tant et tant qu’il ne dit rien et qu’après le dîner, bien qu’il vît, comme chacun des autres soirs, son ombre se glisser chez lui, puis disparaître, il s’effaça contre le mur pour la laisser passer et but d’un trait son verre d’eau. »

François Berry se tut et allongea le bras.

— Donne que je relise ?

Elle lui passa le papier. Il le regarda longuement, puis le lui rendit sous la lampe et dit d’une voix terriblement calme :

— Brûle ça… Les autres n’ont pas besoin de voir comme tu tremblais à la fin.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

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