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Maurice Level : Solitude

dimanche 28 novembre 2021, par Denis Blaizot

Ce très beau et triste conte de presse a été publié dans Le journal du 5 juillet 1906

À ne pas lire un soir de déprime.


Fatigué par une journée de travail monotone, triste de cette tristesse sans raison qui, brusquement vous enveloppe et fait revivre en un lent défilé, avec les peines d’autrefois, les espoirs envolés et les jours inutiles, le vieil employé s’arrêta devant la porte du ministère, au lieu de remonter chez lui ainsi que depuis vingt-cinq ans il faisait chaque soir.

La rue était bruyante, et, des magasins éclairés, des voitures chargées de fleurs, des femmes qui passaient, laissant flotter de subtils parfums ; de tout, des êtres et des choses, montait une paresse heureuse, comme une joie de vivre dans le crépuscule alangui du Printemps.

Et le vieil employé songea :

— Ce soir, je veux vivre comme les autres.

Il avait de l’argent dans sa poche. Nul ne l’attendait au logis. Il héla un fiacre et dit : Au Bois.

Tout en remontant les Champs-Élysées, il regardait les couples dont le rire venait jusqu’à lui, les voitures qui croisaient la sienne, et, dans cette animation à laquelle il se mêlait pour la première fois, sans bien savoir pourquoi, sans bien savoir comment, il se sentait très seul, très malheureux, plus malheureux, plus seul que dans la rue silencieuse qui conduisait à sa maison.

Il entra dans un restaurant, cherchant une table vide. Un garçon s’approcha de lui :

— Deux couverts ?

— Non, je suis seul.

— Ah ! bien. Par ici, monsieur.

Dans la salle remplie de lumières et de bruit, il eut la sensation d’avoir été mis à l’écart, en pénitence, à une place obscure, ignorée. La gaieté s’arrêtait à quelques pas de sa petite table. Il regardait de tous côtés, surpris par la joie des autres.

Certes, il savait Bien qu’il avait passé l’âge des gaietés exubérantes.

Mais, il avait beau chercher parmi ses plus vieux souvenirs, il n’y retrouvait rien qui ressemblât à ce qu’il voyait là, ce soir. Tout en mangeant distraitement, il songeait :

— Je ne me suis jamais amusé. Je n’ai jamais eu de jeunesse…

Il demeura longtemps, le menton dans les mains, le regard perdu, la pensée errante. L’atmosphère s’alourdissait, et, dans le bourdonnement confus des voix, des assiettes remuées, des fourchettes frôlant les verres, parmi la lumière que la fumée adoucissait d’un voile impalpable et bleuté, une musique monta.

Elle jouait un air qu’il avait entendu mille fois — où ? il n’aurait pu le dire — un de ces refrains qui vous deviennent familiers et qu’on fredonne, sans en savoir le nom, sans en connaître les paroles…

Brusquement, son imagination se peupla de visions étranges. Il lui sembla qu’en cette seconde il devenait différent de lui-même, que de grandes choses sommeillaient dans son âme, éveillées soudain ; qu’une sensibilité extrême faisait vibrer tout son être ; que des pensées lumineuses montaient de son cœur ; qu’il était une puissance, une force…

Puis, un attendrissement l’envahit, un besoin d’abandon, de confidence ; le désir vague, et cependant impérieux d’un être, d’une femme sur laquelle il se pencherait, dont le corps frôlerait le sien ; une femme qui serait à la fois l’épouse et la maîtresse, la raison et la joie, la confidente des pensées profondes, et celle qui, le soir, dans l’abandon du lit défait et de la chambre tiède, lui livrerait ses lèvres et son corps…

L’orchestre se tut… La lumière baissa… Il ouvrit les yeux, et il lui sembla qu’il revenait de très loin. La salle tout à l’heure étincelante, était quelconque maintenant, presque laide. Les nappes n’avaient plus leur blancheur éclatante. Sur les tables à demi desservies, les fleurs étaient fanées, des serviettes froissées traînaient à terre. Un dernier couple s’en allait. Il se leva, paya et sortit, sentant peser sur lui un ennui, un découragement infinis…

Il marcha quelque temps à l’aventure. La solitude et l’ombre augmentaient sa tristesse. Dans le grand calme de la nuit, il éprouvait une sorte de malaise. Quand il eut franchi la porte du Bois, Il crut que les lumières et la foule chasseraient son ennui : la sensation d’isolement se précisa encore. Pour la première fois, il laissa tomber un regard d’envie sur les inconnus qui s’en allaient par groupes, parlant haut.

Lui n’avait ni amis, ni maîtresse. Il avançait seul dans la vie. Toujours il en avait été ainsi, depuis sa jeunesse sévère jusqu’au temps où l’égoïsme, les habitudes, les manies aidant, il avait décidé de ne jamais se marier. Ainsi il avait vu, l’un après l’autre, tous ceux qui l’entouraient s’éloigner de lui. Non qu’il se fût brouillé avec eux, seulement de nouveaux soucis, de nouvelles joies leur étaient venus. Peu à peu le vide s’était fait, et ce qu’il appelait jadis le calme, n’était plus à présent que le silence !…

En passant près d’une horloge, il regarda l’heure : Minuit !… Les passants étaient rares. Les cafés se fermaient. Le temps s’était rafraîchi, et une petite pluie tombait, une pluie pénétrante qui le fit frissonner. Il revint vers sa demeure en pressant le pas.

Tout en marchant, il réfléchissait à ce qu’aurait pu être sa vie, et, dans sa songerie, ce n’étaient point les grandes choses qui tenaient la grande place, mais de petits détails. La salle à manger avec la nappe blanche et la suspension d’où tombe un grand rond de lumière — le journal qu’on parcourt, le soir au coin du feu, le lit entr’ouvert, la maison vivante, une foule de « riens » intimes, tout petits et qui cependant représentent cette chose sainte et bienheureuse ; le Foyer !…

Il parlait à mi-voix :

— Ah ! Si c’était à refaire ! J’aurais une femme, des enfants ! Tout à l’heure, en rentrant, je trouverais une maison confortable, des êtres qui me parleraient, des êtres qui seraient à moi, qui m’aimeraient !

Il arriva devant sa demeure. Les becs de gaz éteints, la rue était silencieuse et noire. Il regarda ses fenêtres, tellement hanté par les visions évoquées, qu’il y chercha de la lumière ! Il haussa les épaules et murmura :

— Allons ! rentre chez toi, pauvre vieux !…

Jamais le corridor ne lui avait paru si noir. Une étrange odeur y flottait, une odeur aigre de graillon et de cave, une odeur de futaille moisie. Il monta lentement, et s’arrêta. Il n’avait pas compté les étages. Avait-il dépassé son palier ?

Il essaya de regarder par la lucarne, et de se rendre compte. Mais l’obscurité était si profonde qu’il ne distingua pas le mur blanc de la cour. Il fouilla dans sa poche, prit sa boîte d’allumettes et la secoua.

— Diable, fit-il, il n y en a plus beaucoup !

Il l’ouvrit et chercha.

— Je crois bien !… Il n’en reste plus qu’une !

Il l’alluma avec précaution, l’abritant de la main. Il était au sixième.

— J’en ai monté un de trop !

Il redescendit, mais, au moment de mettre la clé dans la serrure, le bout de bois s’éteignit et ce fut de nouveau la nuit complète.

Il traversa le corridor qui menait à sa chambre à coucher. Là, dans l’enchevêtrement des meubles, il s’arrêta, les bras tendus, craignant de se cogner. Il atteignit sa table de nuit et prit le pyrogène. Il était vide. Cela acheva de le désorienter.

— Qu’est-ce que je vais faire à présent ? Pas d’allumettes !… Redescendre ? Tous les magasins sont fermés. Me coucher sans lumière ?… Je n’ai pas sommeil !

Un silence absolu l’environnait, que coupait seulement le tic-tac pressé de la pendule émiettant dans l’ombre une heure qu’il ne savait pas.

Jamais, parmi les pires tristesses, il n’avait éprouvé à ce point l’impression de la solitude.

Ce retour dans la maison vide, hostile, sans lumière, faisait revivre en lui mille souvenirs lointains qui soudain lui redevenaient doux : souvenirs effacés du temps où, tout petit, il s’endormait dans la maison de ses parents, dans la tiédeur de sa chambre bien close, attendant pour fermer les yeux que sa maman soit venue l’embrasser dans son lit. Il entendait la chère voix qui, parfois, quand il toussotait, lui disait, de la pièce voisine :

— Qu’est-ce que tu as, mon petit ?…

Et, cette voix dans sa mémoire, avait des inflexions si tendres qu’elle le caressait comme d’un baiser.

À présent, qui s’occupait de lui ?…

D’avoir vécu quelques heures au milieu du bruit et de la joie, d’avoir frôlé des couples amoureux et de se retrouver seul, dans l’ombre épaisse, une pitié de lui-même le prit, un attendrissement si grand, qu’il cacha son front dans ses mains et se mit à pleurer.

Jamais il n’avait mesuré le néant de sa vie, jamais il n’avait senti l’indifférence et l’oubli comme à cette heure. Dans sa tête fatiguée, roulait une angoisse de naufragé, d’enseveli qui, lassé de guetter les appels du dehors, finit par se dire avec épouvante :

— Nul n’a remarqué mon absence… on ne me cherche pas… et je vais rester là !

Et il pensait :

— Je suis vieux. Je ne suis plus bon à rien. Je n’aurai jamais de foyer, jamais… Je ne laisserai rien après moi, pas même l’illusion d’un regret !… Demain, après demain, je reprendrai le collier, et tous mes jours seront pareils… Puis, un peu plus tôt, un peu plus tard, je partirai comme un pauvre chien. Les gens se découvriront devant mon cercueil et songeront — oh ! l’espace d’une seconde ! — qui était-il donc celui-là que nul n’accompagne ?…

C’était si triste, et il pleurait tant, que les larmes coulaient le long de sa moustache jusqu’à ses lèvres.

La fatigue le prit enfin. Il ne pouvait rester ainsi toute la nuit.

Il se pencha vers son lit et l’ouvrit. Mais comme il se tournait pour poser sa veste sur une chaise qu’il croyait être près de l’armoire, il se heurta le genou contre un meuble, et la douleur fut si forte qu’il poussa un cri.

Appuyé au mur, n’osant poser sa jambe, il gémissait :

— Oh ! que j’ai mal !… que j’ai mal !…

Sa douleur physique se changea en désespoir. C’est souffrir mille fois que de souffrir tout seul, sans qu’on vous plaigne. Le cœur lui manquait. La sueur descendait tout le long de son corps. Il avança la main, rencontra une chaise et se laissa choir, le front posé sur la table de nuit. Il geignait toujours :

— Que j’ai mal !… Que j’ai mal !…

Et sa voix résonnait lamentable, sans écho.

Ses doigts tremblants erraient sur le marbre, quand, tout à coup, il sentit une chose ronde et très froide. Sa main se ferma. Il reconnut le revolver que, chaque soir il posait près de lui, et son contact, loin de l’effrayer, l’apaisa !

Le canon sous ses mains avait tiédi… Il le sentait très doux. S’il l’avait vue, peut-être l’arme lui eût-elle paru méchante, avec sa crosse noire et son canon perfide. — Mais dans la nuit, dans la douleur et dans la solitude, il lui sembla qu’il le cherchait, qu’il l’attendait, et sans autre raison qu’une immense tristesse, qu’une lassitude sans fin… il l’approcha de sa tempe… l’appuya… et tira…

Cela fit un bruit sec de baguette qu’on brise. Le silence un instant déchiré se referma, et la pendule dont le tic-tac avait été étouffé une seconde, reprit sa course trottinante de petite vieille égoïste, toujours pressée et qui se hâte vers un but inconnu.

MAURICE LEVEL Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.