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Maurice Level : Goliath

lundi 20 décembre 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le Journal du 24 octobre 1919 1919 .

À quatorze ans, il avait la taille, la carrure et les poings d’un homme. Les gamins le redoutaient et les femmes pressaient le pas quand elles sentaient son souffle derrière elles. Il ne s’amusait pas aux jeux de la rue, préférant à tous les plaisirs celui de montrer sa force, d’arracher d’un coup de reins les sacs de blé que ses mains d’apprenti maréchal marquaient de deux feuilles noires digitées, ou de mater sans tord-nez ni entrave les chevaux énervés par l’odeur de la forge et le choc des marteaux. Il méprisait les livres et signait d’une croix. L’instituteur l’avait appelé Goliath, et le surnom lui était resté. Il n’en comprenait pas le sens, mais s’en montrait flatté parce qu’il était puissant et sonore. Devenu homme, il paraissait un géant : quand il battait le fer sur l’enclume, des paquets de muscles roulaient le long de ses bras et les étincelles éclairaient une face mangée de poils et de cheveux. Deux fois, sur le champ de foire, des lutteurs l’avaient défié. Il les avait empoignés à la volée et, les plaquant sur le tapis, s’en était allé en haussant les épaules. Bref, il avait donné tant de preuves de sa force que nul à dix lieues à la ronde n’eût osé l’affronter ; et, satisfait de l’admiration muette qui se levait sur son passage, il traversait la vie, placide et débonnaire.

Or, un soir qu’il revenait de la foire, poussant devant lui deux chevaux, il vit venir une automobile. Juste comme il commençait à bourrer sa pipe, une voix cria : « Hop ! »

Il leva la tête et, sans dévier de son chemin, continua d’avancer.

— Eh bien ! mon vieux, cria la voix, décide-toi !

Sa pipe bourrée, il noua le lacet de cuir autour de la blague, l’enfonça dans sa poche et frotta une allumette.

— Tu es sourd ? demanda la voix.

Il fit signe que non.

La voiture arrêtée ronflait en dansotant sur ses roues. Une tête émergea du baquet et dit :

— Alors quoi, il n’y a pas moyen ?

Il tira deux bouffées et, désignant du pouce la route poudreuse, répondit :

— Il y a de la place à droite et à gauche.

— Et les fossés ? demanda le voyageur, qui s’impatientait.

Il se mit à rire, d’un gros rire qui secouait sa barbe et faisait tressauter ses épaules. Le voyageur ouvrit la portière et descendit ; Goliath le regarda et rit plus fort.

— Écoutez donc, mon ami, je n’aime pas beaucoup qu’on se paye ma tête. Je vous demande de me laisser passer. Si on ne peut pas s’arranger à l’amiable...

Goliath cracha sur le côté, le considéra de la tête aux pieds et l’écarta :

— Il y a le fossé...

— Veux-tu parier que je t’y envoie ? dit l’homme.

Le rire de Goliath s’éteignit brusquement. L’homme venait de jeter sa casquette et boutonnait son gant. Goliath prit une respiration profonde qui gonfla sa poitrine. Pour la première fois, quelqu’un lui tenait tête et, par le diable ! le menaçait. Ses bras terribles se raidirent. Il tourna la tête pour chercher si quelqu’un pouvait voir la belle chose qui allait se passer, fit la moue n’apercevant personne, avança d’un pas, les mains ouvertes, le cou rentré dans les épaules, et articula à mi-voix, comme on murmure un nom qu’il ne fait pas bon jeter dans le vent :

— Goliath ; je suis...

Mais avant qu’il l’eût dit pour la seconde fois, il recevait un coup de poing sur la mâchoire qui l’envoyait rouler dans la poussière.

Quand il se releva, la voiture avait disparu, l’ombre commençait à noircir les arbres et les chevaux broutaient l’herbe du talus. Il les empoigna par la figure et les rejeta sur la route. Après quoi, il se sentit la tête lourde, les jambes molles, et regagna le village à pas lents. Il y arriva quand la nuit était close. Quelqu’un l’interpella :

— Quoi donc ? Tout le monde est rentré depuis deux grandes heures. Tu t’es amusé en route, Goliath ?

Goliath fouilla l’ombre pour voir qui lui parlait ainsi et répondit :

— Je m’ai amusé.

Puis il pressa le pas, poussa ses chevaux dans l’écurie sans s’inquiéter de leur donner la botte et, se jetant sur son lit à plat ventre, médita. Lui, Goliath, frappé, battu, assommé ! Quelle honte ! Dieu merci ! personne n’avait assisté à cela. Cette certitude l’apaisa d’abord ; bientôt elle ne lui suffit plus et le doute se glissa dans sa tête : n’était-il donc plus aussi fort qu’autrefois ?... Il fit jouer ses muscles, se dressa pour suivre sous sa peau hâlée leur houle et leurs saccades, essaya ses poings sur le mur, sur la porte, et s’endormit. Mais l’angoisse le reprit au réveil. Pour se convaincre qu’il demeurait égal à lui-même, il s’attela tout le jour aux plus dures besognes, empoignant d’une main les roues cerclées de fer, cherchant pour battre l’enclume les marteaux que d’autres ne levaient qu’à deux bras. Tout cela ne lui apportait qu’un repos éphémère. Les choses n’ont que leur poids, tandis qu’un homme a sa défense, et il lui fallait vaincre un homme : à ce prix seulement, il retrouverait son calme.

Alors, lui naguère baigné d’une si belle indifférence, il s’intéressa aux choses que faisaient les gens, aux propos qu’ils tenaient et presque à leur silence. Brusquement, il sortait de la forge et demandait :

— Qu’est-ce que tu dis ? Il y a quelque chose qui ne te plaît pas ?

Choisissant de préférence, pour les provoquer, les plus grands, les plus forts ; et tous, parce qu’ils le croyaient invincible, répondaient :

— Mais on ne dit rien, Goliath, on causait.

Il hochait la tête d’un geste menaçant, revenait à son soufflet, et la nuit, ne trouvant pas le sommeil, mâchait sa colère et son angoisse. Pour tout le bien qu’il possédait, il eût voulu trouver un adversaire devant lui. Il en perdait le manger, le boire et presque la raison. Une nervosité de femme se glissait peu à peu dans ce corps de géant. Sa colère, impuissante parce qu’il ne pouvait la faire dévier sur personne, lasse de s’attaquer en vain à des hommes dignes de lui, s’aiguisait sur de méprisables adversaires, sur Lavaut, qui avait été dans l’auxiliaire, sur Crochenet, qui jadis lui demandait la main pour rentrer son chariot. Même les enfants l’irritaient, et les gens commençaient à trembler vraiment sur son passage.

— Voilà qu’il devient méchant, murmuraient-ils ; c’est-il qu’il boirait ?

Plus on le redoutait, plus on le fuyait ; ainsi la possibilité d’une bataille et d’une victoire qui l’eussent rassuré s’éloignait de lui. Si bien qu’un jour, n’y tenant plus, dépassant toute borne, oubliant toute mesure, décidé à en finir avec cette obsession. il frappa une fille qui, disait-il, lui avait jeté de l’eau au visage. Du coup, le père sortit, blanc de colère.

— Quoi que t’as fait ?

— Si t’es pas content, viens le dire.

Au bruit. les gens accoururent. La fille s’était jetée sur son père, que les hommes retenaient par les épaules, en murmurant : « Prends garde ! » Goliath, les doigts tendus, la face terrible, ricanait. C’était l’heure où les gamins sortent de l’école ; l’un d’eux, la cervelle encore amusée des derniers mots de sa leçon, faisait tournoyer une corde au-dessus de sa tête en criant :

« ... Et David, ayant brandi sa fronde, abattit Goliath d’une pierre au front. »

Il y eut une seconde de silence épouvanté. La mère avait saisi le gosse et pressait la main sur sa bouche.

Mais Goliath, laissant retomber ses bras, regarda tour à tour l’homme qui attendait le choc, les spectateurs muets d’horreur, le gamin qui tremblait contre le tablier de sa mère, et bégaya :

— T’étais sur la route l’autre soir ?... Tu as vu ?...

Puis il rentra dans sa forge.

Un grand apaisement suivit ; ensuite une curiosité, craintive encore, s’éveilla.

— Quoi donc que t’as vu, petit ? demanda la mère.

Et le gamin, tremblant, répondit :

— Moi, j’ai rien vu... Je sais pas ce qu’il veut dire.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.