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Joseph-Émile Poirier : Le permis de conduire

vendredi 11 février 2022, par Denis Blaizot

©e conte a paru dans L’Excelsior du 9 février 1930.

Je dois avouer que, si cette histoire de rencontre amoureuse fracassante est bien menée, elle ne fait pas partie de mes lectures habituelle. Je suis donc assez mauvais juge. Toutefois je l’ai trouvée très agréable à lire. Porfitez-en.

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Au moment où son domestique s’éloignait avec un paquet de lettres, l’ingénieur Charlier le rappela :

— J’en oubliais une, fit-il en lui tendant l’enveloppe.

Pierre Mainguy, enfoncé dans un fauteuil de cuir eut juste le temps d’en lire la suscription :

— Mme Lautier ? questionna-t-il.

— Tu connais ?

— Certainement que je la connais. Une veuve de guerre, n’est-ce pas ? et qui habite rue Georges-Clemenceau, à Pont-Marin ?

— En effet...

— Jolie femme... Une belle fortune avec cela ... Très recherchée, ça va sans dire : mais jusqu’ici elle décourage les prétendants... N’importe !... Tu es célibataire : à ta place je me mettrais sur les rangs !...

Charlier sourit.

— Ah ! bien ! il ne manquait plus que cela. Toi aussi, tu te mêles de vouloir me marier !

— Pourquoi pas ? Tu es appelé à résider encore plusieurs années dans cette morne préfecture ; tu avoues, toi-même que tu t’y embêtes ... À trente-deux ans je comprends cela. Je te signale une occasion.

— Pardon ! protesta l’ingénieur. Voilà une petite femme qui désire se livrer au sport de l’automobile. En ma qualité d’ingénieur chargé de délivrer les permis de conduire pour le département je vais lui faire passer mercredi un examen pratique. Nos rapports n’auront rien de commun avec ceux qui s’établissent dans un bal ou un pique-nique. J’ai dû ajourner trois d’entre elles pour insuffisance notoire. Naturellement, elles m’en ont voulu !

— Charlier, tu es pessimiste ! Mme Lautier ne peut être qu’une candidate de mérite et puis, en pareil cas tu n’as qu’à te montrer un peu coulant.

— Tu ne m’as pas regardé...

Il était dix heures cinquante à la gare de la petite ville où résidait Mme Lautier lorsque, au jour dit, Maurice Charlier descendit du train.

Il faisait un beau temps assez frais de début de printemps. L’ingénieur, qui avait donné rendez-vous à la candidate dans la cour même de la gare, allumait une cigarette pour prendre patience, quand une voiture de puissance moyenne parut avec une jeune femme élégante au volant.

Il s’avança aussitôt et, ne doutant pas qu’elle fut Mme Lautier, il se fit connaître,

— Enchantée, monsieur, fit la jeune veuve d’une voix musicale, je veux espérer que tout ira bien... Nous commençons l’ expérience ?

Elle lui souriait gentiment, fine et gracieuse, dans le manteau de vison qui l’enveloppait. D’un seul coup d’œil, il vit la pulpe fraîche de la bouche, l’éclair blanc des dents, de beaux yeux d’un blond caressant comme des raisins traversés, d’un rayon de soleil.

La portière claqua tandis qu’il prenait place près d’elle. Maurice Charlier ne s’est jamais rappelé exactement ce qui se passa alors. Évidemment, il dut demander d’abord à la candidate quelques précisions sur la manœuvre des commandes. Plus tard il se souvint d’avoir fait deux fois le tour de la cour de la gare ; après quoi, sur sa demande, la voiture avait pris l’avenue qui conduisait au centre de la ville.

C’était une sous-préfecture de province, vieillotte et pittoresque, avec des rues enchevêtrées et étroites. La voiture, soudain, fonça dans ces espèces de couloirs ; des gens sautèrent précipitamment sur les trottoirs ; des exclamations mêlées de jurons traversèrent l’air ; des fenêtres se garnirent de faces effarées... Il y eut plusieurs embardées de l’auto et, finalement, un choc suivi d’un fracas épouvantable de carreaux éclatés et de vaisselle brisée.

Maurice Charlier avait sauté à terre d’un bond, Mme Lautier restait crispée à son volant, l’air pétrifiée.

— Descendez, madame, descendez ! ordonna l’ingénieur très pâle.

Il aida la veuve à quitter sa place. Il sentait dans la sienne sa main fine frémir comme une feuille au vent et il aperçut deux larmes briller dans les beaux yeux couleur de grappe mûre. Au même moment, accouru d’une arrière boutique, un homme parut sacrant, gesticulant : le marchand de faïences... Des débris de potiches et de pots, de plats et d’assiettes jonchaient le trottoir autour de la voiture qui, brisant un éventaire, avait enfoncé la vitrine du magasin.

L’ingénieur se tourna vers Mme Lautier qui essayait de calmer le commerçant avec le mot « indemnité », mais lui ne cessait de lancer des invectives tandis que les mécaniciens du plus proche garage faisaient tous leurs efforts pour retirer la voiture de sa fâcheuse situation.

Deux jours plus tard, Maurice Charlier rencontra son ami Mainguy.

— Toutes mes félicitations, mon vieux, s’écria celui-ci narquoisement. Vous avez eu un succès éclatant Mme Lautier et toi. On ne parle que de cela en ville...

L’ingénieur haussa les épaules :

— On n’a pas idée non plus d’une ville où les rues sont si mal fichues !

— Sois impartial et avoue que la petite dame devait être singulièrement énervée pour en arriver là. C’est flatteur pour toi !

— Tu es grotesque ! s’écria Charlier en le quittant.

Le lendemain le jeune homme trouva dans son courrier une lettre parfumée qu’il ouvrit avec précipitation.

Mme Lautier, navrée de son inconcevable maladresse, qui eut pu tourner plus mal encore, suppliait M. Charlier de l’excuser. Elle expliquait que l’idée de passer un tel examen dans sa ville l’avait singulièrement impressionnée ; et elle faissait entendre que, n’ayant pas renoncé à l’idée d’obtenir son permis de conduire, une promenade en auto dans la campagne pourrait prouver qu’elle était en mesure de soutenir sa prétention.

Dix minutes plus tard, l’ingénieur remettait à la poste le télégramme suivant :

« Serai demain onze heures à votre garage pour nouvel essai, sauf contre-ordre de votre part. »

Quelque temps passa. Au « Café des voyageurs », où trois fonctionnaires et deux oisifs se réunissaient pour la manille de six heures, l’un des habitués dit, un soir, à Mainguy sur un ton ironique :

— Elle va bien, la petite dame Lautier !

— C’ est-à-dire ?

— Eh quoi ! Vous ne savez pas que votre ami l’ingénieur du chef-lieu lui fait passer examen sur examen ? La semaine dernière, il s’est embarqué deux fois avec elle pour la campagne. Je les ai vus... et ce soir, comme je venais ici, je les ai encore aperçus, malgré la nuit qui venait, filer à la quatrième vitesse sur la route de Thorlé. C’est même lui qui était au volant.

Mainguy garda le silence ; mais, un moment après, il demandait l’indicateur des chemins de fer. S’étant assuré que le dernier train pour retourner au chef-lieu était à vingt et une heures quinze, il se rendit à la gare dans la soirée.

Deux paysans avec des paniers parurent d’abord ; puis un marchand de tapis orientaux ; enfin une demi-douzaine de militaires permissionnaires, Charlier demeura invisible.

Mainguy s’en retourna fixé. Le surlendemain il le fut bien davantage encore. Un mot de son ami lui parvint ainsi conçu :

« Tu as été bon prophète, mon cher vieux, car j’ai trouvé Mme Lautier charmante. Je tiens à ce que tu saches le premier que je renonce au célibat. Tu peux sans scrupules annoncer nos très prochaines fiançailles aux amis, car j’estime que nous avons cassé suffisamment de vaisselle avant notre mariage pour n’être pas tenté d’en casser dans notre ménage. »

Joseph-Émile Poirier

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