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Maurice Level : Poussette

dimanche 20 mars 2022, par Denis Blaizot

Ce conte de presse est paru dans Le Journal daté du 15 septembre 1906

Chaque matin, dès qu’aux horloges de la ville sonnaient six heures, la vieille fille sortait de chez elle, fermait soigneusement la porte, et, les mains serrées sur son livre de prières, un vieux livre aux coins arrondis, aux pages grasses, traversait la rue d’un pas rapide, pour entendre la première messe à l’église voisine.

Là, dans la nef presque vide, agenouillée sur son prie-Dieu, les doigts joints, la tête tremblante, sa voix murmurant les prières se mêlait à la voix du prêtre. L’office achevé, ayant trempé ses doigts dans l’eau bénite, elle partait comme elle était venue et regagnait sa demeure.

Elle allait, immuablement vêtue de noir. Sa face était maigre, son front têtu, ses tempes couvertes de rides, mais, au fond de ses orbites, ses yeux flambaient d’une étrange fièvre.

Tout en marchant, elle marmottait des oraisons, remuait les grains de son chapelet. Sous ses talons, le pavé restait silencieux, et tout autour d’elle flottait une odeur vague d’encens et de pierre humide, comme si ses doigts jaunis et ses genoux pointus avaient, à la longue, gardé la senteur froide des dalles et de la sacristie…

Elle vivait seule dans une petite maison du faubourg, entre ses meubles démodés, quelques portraits de vieilles gens, des images de piété pendues aux murs et une chatte grise, qu’elle appelait Poussette, vieille et maigre, qui, tout le jour, étendue somnolente, suivait d’un œil indifférent le vol des mouches, et se levait parlais pour guetter à travers la vitre, la chute d’une feuille emportée par le vent. La vieille fille et la vieille chatte se comprenaient. Toutes deux elles aimaient l’existence recluse, le silence des longs après-midis d’été, les volets clos et les rideaux tirés. La rue les effrayait comme une chose peuplée de dangers.

Embusquée derrière les persiennes, la vieille fille regardait les gens passer dans la ruelle où les pas résonnaient longtemps, et la chatte allongeant le cou, s’étirant sur trois pattes, se détournait des autres chats qui, accroupis devant les portes, se léchaient avec de grands balancements de tête, ou fuyaient à toute vitesse, s’allongeant, glissant et disparaissant dans les soupiraux…

Jadis, pendant les nuits tièdes où l’amour baigne le silence et l’immobilité des arbres, la chatte tendait parfois le cou vers les jardins, répondant aux appels des matous, dont l’ombre chevauchait les toits, et, remuée par leur plainte, elle frôlait de ses flancs onduleux les pieds des chaises.

La vieille fille, alors, l’emportait vivement, l’enfermait dans sa chambre, ouvrait ses fenêtres, et criait avec une voix haineuse :

— Allez-vous-en !… Allez-vous-en !…

Puis, comme les miaulements continuaient, comme les ombres, un instant immobiles, recommençaient à bondir, elle tirait les volets, laissait retomber les rideaux, et, recroquevillée dans son lit, cachait sa chatte sous ses draps pour, étouffer le bruit, et la caressait entre les oreilles pour l’endormir.

Une fureur la prenait à la seule pensée de l’accouplement. Orgueilleuse de sa virginité, elle haïssait tout ce qui n’était point chatte, et l’œuvre de chair lui apparaissait ainsi qu’une chose diabolique, par quoi le Tentateur avilit les bêtes et les gens. Elle rougissait de colère et de honte devant les amoureux qui s’en vont deux à deux par les nuits claires, les oiseaux qui, le soir, se poursuivent, se cherchent, les tourterelles qui joignent leurs becs au bord des nids.

Autrefois, la chatte avait été belle, de poil luisant, de formes grasses et les voisins disaient à sa maîtresse :

— Prêtez-la-moi, elle ferait de si beaux petits avec notre chat !

Mais elle, attirant la tête contre sa poitrine, répondait, les sourcils froncés :

— Je n’en ai pas besoin… Je la garde !

Puis, la bête était devenue laide. Ses flancs arides s’étaient creusés. Dans cette atmosphère de cloître, elle avait paru oublier son instinct, le désapprendre. Sa chair ardente s’était apaisée peu à peu, et les plaintes obstinées des mâles avaient fini par glisser sur elle sans la faire tressaillir.

Une nuit, pourtant, une nuit d’été, comme elle était couchée sur un fauteuil, elle se leva, énervée, et se mit à rôder dans l’ombre. Dehors, les chats miaulaient dans les gouttières. Elle, tendait les pattes, enfonçait ses griffes dam le tapis, battant ses flancs à larges coups de queue, et, tout à coup, prise d’un désir éperdu, elle se glissa par la porte entr’ouverte, et s’enfuit dans le jardin.

Quand elle se sentit avec les autres, tout son instinct trop longtemps endormi s’éveilla. La gueule ouverte, les ongles agrippés aux tuiles, elle se rua parmi les mâles, mêlant ses cris à leurs appels, hurlant de douleur et de joie sous leurs morsures.

La vieille, dans son lit, surprise par le vacarme, se mit sur son séant.

Jamais l’amour n’avait bramé plus triomphant à ses oreilles. Elle se leva pour prendre sa bête avec elle, et, ne la trouvant pas sur le fauteuil, appela :

— Poussette !… Petite !… Venez ici !… Venez…

D’ordinaire, la chatte accourait à son appel. Cette fois, rien ! En cherchant, elle rencontra la porte entrebâillée, et, tout de suite, une peur la prit, non pas la peur que quelqu’un se fût introduit chez elle, mais la peur que Poussette se fût échappée.

Elle gratta une allumette, et, tandis que le phosphore brûlait sans éclairer, avec une petite flamme dansante et bleue, elle murmurait :

— Est-ce possible !… Mon Dieu !… Poussette !…

Mais la bougie allumée, elle poussa un cri de rage :

Poussette n’était plus là !…

Dans le jardin tout chargé de senteurs et où le clair de lune mettait des lueurs pâles, elle appela, elle appela…

En haut du toit, la chatte, apaisée maintenant, s’arrêta de rouler ses épaules contre les flancs de son compagnon d’amour, tourna la tête vers elle, et, dédaigneuse, reprit sa caresse, balançant la tête et le ventre tendu.

À six heures, quand la vieille fille partit pour la messe. Poussette n’était pas rentrée.

L’office achevé, elle revint, pressant le pas, oubliant de redire son chapelet. Elle avait écouté la messe d’une oreille distraite, s’agenouillant, se relevant, sans savoir au juste ce qu elle faisait, la pensée torturée par le souvenir de la nuit.

Elle trouva la chatte installée sur une chaise et dormant d’un sommeil si lourd que c’est à peine si, en l’entendant, elle dressa l’oreille.

Blême de rage, elle la saisit par le cou et la jeta sur le plancher. La bête surprise demeura une seconde immobile, bâilla, arrondit le dos, s’assit, clignant des paupières, puis, fatiguée, les reins fléchis, se coucha en boule et re- prit son somme.

À dater de ce moment, la vieille fille s’en écarta comme d’une chose impure. S’approchait-elle ? Elle la repoussait du pied :

— Va-t’en ! Va-t’en !…

Parfois même, ivre de fureur, elle la prenait entre ses maigres, la regardait, les yeux enfoncés dans les siens, puis, brusquement, la lançait à terre ; ou bien encore, la trouvant sur son passage, elle l’arrêtait et l’empoignait, pour la battre, sur la tête, sur les épaules, sur le ventre, le ventre surtout, retirant de ce châtiment une joie féroce et sainte. La bête, cependant, n’avait pas une révolte.

Cela dura ainsi plus d’un long mois. La vieille fille fuyait les voisins, comme une mère qui craint d’entendre prononcer le nom de son enfant indigne.

Or, un matin qu’elle avait frappé la chatte plus fort que de coutume, et qu’elle levait la main sur ses flancs, la bête bondit en arrière, la patte haute et le poil hérissé.

— Ah ! fit la vieille, tu veux me griffer à présent ! Attends !…

Mais elle n’avait pas achevé son geste que la chatte lui sauta à la figure, labourant ses joues de ses griffes ouvertes.

Elle poussa un grand cri, s’enfuit épouvantée, le visage inondé de sang, et s’enferma dans sa chambre.

À présent, Poussette lui apparaissait comme un animal fantastique et féroce. Elle n’osait plus ouvrir sa porte, craignant de revoir son regard flamboyant et ses dents menaçantes.

Agenouillée sur son prie-Dieu, elle gémissait, grelottante d’effroi :

— Le démon est ici !… Le démon est sur moi !…

La nuit, accroupie sur son lit, elle demeurait, les yeux grands ouverts, les genoux au menton, guettant les bruits, ne sentant ni la fatigue, ni la faim, bégayant avec de grands signes de croix :

— Le démon !… Le démon !…

Puis elle n’eut même plus la force de parler, et ses lèvres tremblèrent sur des mots qu’elle n’entendait plus.

Au bout de six jours, le prêtre, surpris de ne pas la voir à la messe, vint chez elle. Des voisins coururent à lui.

— Sûr, il doit y avoir un malheur, monsieur le curé ! Nous serions bien allés nous enquérir, mais elle est si peu accueillante qu’on n’osait pas… Vous, elle vous recevra…

On frappa aux volets. Pas de réponse. On frappa de nouveau. Rien.

— Ce n’est pas naturel ! murmura le curé.

Et il tourna le bouton de la porte, à tout hasard.

La porte s’ouvrit. Des gens étaient venus, attirés par le bruit, on entra.

Tout était en ordre. Dans la salle à manger, le couvert était mis pour le petit déjeuner du matin. Au fond d’un bol, il y avait un peu de café au lait couvert comme d’une buée nacrée. Des mouches bourdonnaient sur un morceau de sucre, et, dans un ravier blanc, quelques coquilles de beurre luisaient, un peu jaunies, à demi fondues.

— Peut-être qu’elle est dans sa chambre, fit une femme.

On poussa la porte. D’abord, on ne distingua rien dans l’obscurité, les volets étant clos et les rideaux tirés. La femme prêta l’oreille et balbutia :

— Il y a quelqu’un ici, monsieur le curé !… Écoutez… ça respire…

Un homme s’avança, écarta vivement les rideaux, ouvrit la fenêtre et poussa les volets : un flot de lumière inonda la pièce.

Dans un coin, au pied du lit défait, la vieille était accroupie, en chemise, ses seins maigres à nu, les cheveux défaits. Voyant tous ces gens qui se penchaient sur elle, elle cacha sa figure éclaboussée de sang durci dans ses doigts et se mit à hurler :

— Satan ! Satan ! Le démon !…

Le prêtre essaya de lui prendre la main, de lui parler.

— Voyons… c’est moi… moi… M. le curé.

Mais, les ongles crispés au front, elle hurla plus fort :

— Satan ! Le démon ! Le démon !…

Il hocha la tête et dit tristement :

— Mon Dieu ! Notre pauvre amie a perdu la raison ! Elle, si pieuse !… Qui aurait pu penser ! Comment cela a-t-il pu se produire. Voyez, elle s’est déchiré le visage de ses propres mains ! Je vais rester près d’elle. Que quelqu’un aille prévenir le docteur.

Alors, tandis que, un à un, les gens sortaient de la maison et que la vieille fille continuait à glapir d’une voix rauque : « Le démon ! Le démon !… » le prêtre entra dans la salle à manger, et, souriant, se mit à caresser la chatte qui ronronnait étendue sur le flanc, le menton levé, les yeux mi-clos, offrant ses mamelles roses à trois petits.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.