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Visite au château de Scalloway

Par M. de Barmon, Membre de la Légion d’Honneur, Officier de l’ordre ottoman du Medjidié. — Mémoires de la Société Impériale Académique de Cherbourg, 1861

dimanche 14 août 2016, par Denis Blaizot

Les navires de guerre français qui vont protéger leurs nationaux pendant la pêche sur les côtes d’Islande, touchent, dans leur trajet, aux Shetland. Cette circonstance nous a fait visiter le vieux manoir de Scalloway, construit sur le Mainland, la plus étendue des quatre-vingt-six iles qui forment cet archipel. Resserrée à son milieu sous le 61e degré de latitude par les îles voisines, ses côtes forment de nombreux havres. Lerwick s’élève à l’Est, sur la rive de l’un d’eux, et Scalloway dans l’Ouest.

Cette partie du Mainland a toujours été importante. Les Pictes avaient un château fort près de la baie Waley ; les Scandinaves un temple au dieu Thor sur l’ilot du lac ThingWalla, à moitié chemin des six milles qui séparent Lerwick de Scalloway.

Ce dernier point était le plus important des iles dans le moyen-âge. On donne à son nom le dérivé de Scala vocant. Cette importance a passé à Lerwick dont la baie est plus spacieuse. C’est sur cette rade que mouillent nos bâtiments.

Jacques III, roi d’Écosse, épousa Marguerite de Danemarck. Le souverain danois, père de la princesse, déjà débiteur d’une somme de 55,000 florins, à raison de la pénurie de son trésor, donna les Orcades et les Shetland au roi d’Écosse pour éteindre sa dette et faire la dot de sa fille. Une des clauses de cet arrangement fut que les lois et les coutumes danoises seraient maintenues.

En 1565 la reine Marie Stuart érigea en comté les iles Shetland et en investit le fils naturel de Jacques V, lord Robert Stuart. D’abord abbé d’Holyrood, ce comte, à la suite de l’introduction du culte presbytérien en Angleterre, eût à choisir entre la nouvelle doctrine et la perte de ses biens temporels. Son choix fut bientôt fait : il épousa Lady Jane Kennedy et légitima les enfants qu’il avait eus d’elle.

Dans son gouvernement du comté des Shetland, Robert Stuart opprima les paisibles habitants et les soumit au plus dur vasselage. Les coutumes danoises solennellement octroyées furent abolies et le pays gémit sous les exactions. Le parlement d’Écosse, devant lequel les habitants avaient porté plainte, fit saisir le coupable qui fut enfermé au château de Linlithgow. Après une captivité de six mois le gouverneur fut relâché, mais sans pouvoir rentrer en ses domaines.

Lorsque Jacques VI monta sur le trône d’Écosse Lord Robert persuada au jeune roi qu’il ne rêvait que le bon heur de l’archipel des Shetland et obtint du nouveau souverain d’être réintégré dans son comté. Il revint dans les iles à la tête d’une force imposante et fit expier aux habitants ses six mois de détention. Dans le cours de sa tyrannie, la mort vint le surprendre. Les insulaires saluèrent cet événement comme le signal d’une ère de délivrance ; leur joie fut de courte durée. Patrick Stuart, successeur de son père, le dépassa bientôt dans ses mauvaises passions. Il doubla les taxes et inventa toutes sortes de prétextes pour en établir de nouvelles. Il fit entre autre un règlement portant défense à ses vassaux de secourir les navires en péril sur ses côtes.

Le château de Scalloway fut construit par le comte, alors que sa main cruelle pesait sur le pays. Les paroisses des Shetland qui, jusques là, avaient payé leurs redevances en nature furent frappées d’un impôt extraordinaire en argent pour subvenir aux frais demandés par l’importation des matériaux. Les habitants furent de plus obligés de fournir des vivres aux ouvriers, ainsi que de nombreuses corvées. L’édifice fut achevé en peu de temps. Il se composait d’une tour quadrangulaire de 7 m sur 6,50 m de côté, laquelle appuyait, par moitié, un bâtiment au Nord, long de 48 mètres, large de 11, formant de cette manière six arêtes, chacune surmontées d’une tourelle. Au pied de la tour, dans l’angle S.-E., se trouve la porte d’entrée. Elle est ogivale, et présente les armes d’Écosse supportées par deux licornes et timbrées de la couronne particulière aux armes de ce pays. Au-dessus de l’écusson on lit :
Patricius Stevardus, Orcadiœ et Shetlandiœ comes I. V. R. S.
Cujus fundamen saxum est. Dom. illa manebit
Stabilis e contra. si sit arena perit.
A. D. 1600.

Cette porte d’entrée fermait à clé, chose rare aux Shetland, et avait une serrure remarquable qui, dans la suite, est devenue proverbiale comme type de dimension et de solidité.

Après inauguration du château, le curé de Northmarine, nommé Pitcairn, vint rendre ses devoirs au suzerain. Le prêtre passait pour savant. Lord Patrick faisant les honneurs de son manoir se rappela que le curé était le seul, à raison de sa misère, à n’avoir point contribué à la construction de l’édifice ; il voulut prélever un impôt sur son savoir et le chargea de composer une légende latine destinée à surmonter son écusson à la porte d’entrée. Le curé, aussi érudit que malin, composa l’inscription qu’on vient de lire et qui est tirée de Saint-Mathieu, ch. VIIe, où il est dit « Que ceux qui écoutent avec fruit la parole de Dieu ressemblent à l’homme sage qui construit sa maison sur un rocher ; mais que ceux qui entendent sans pratiquer sont des insensés pareils à ceux qui bâtissent sur le sable. »

Le comte, qui écoutait si mal les préceptes évangéliques, ne vit point l’allusion. Il comprit que sa maison serait solide parce qu’ilavait eu la sagesse de la construire sur un rocher.

Les meurtrières placées dans quatre petites ouvertures du rez-de-chaussée, et des mâchicoulis défendaient l’entrée. Ce rez-de-chaussée était divisé en deux pièces, l’une, la cuisine, dont le foyer gigantesque, rappelle celle du château de Dirleton où les cheminées occupent la moitié d’un appartement demi-circulaire. Ici un four était ménagé prés de la cheminée, dans l’épaisseur du mur. Un bel escalier voûté, terminé au premier étage, servait d’accession à un magnifique appartement qui occupait font le bâtiment. Le mur au Nord présente cinq embrasures trois reçoivent le jour, les deux autres murées contenaient des objets précieux et la riche vaisselle du comte. Deux fenêtres ouvraient à l’Est.

Une large cheminée meuble chaque pignon et une troisième garnit le centre de l’appartement vers le Sud. De cette salle un escalier, pratiqué dans une tourelle, reliait l’angle N.-E. aux étages supérieurs. Près de l’entrée, à l’opposé, un escalier ménagé dans l’épaisseur du mur établissait une nouvelle communication avec les appartements supérieurs. Trois grandes chambres composaient le second étage avec plusieurs tourelles et réduits éclairés dans t’épaisseur des murs. Les mansardes et combles se composaient de dix cabinets dont neuf s’ouvraient sur les tourelles. La construction de cette résidence, quoique simple, n’était pas sans élégance ; les mansardes élevées, les nombreuses tourelles, les hautes cheminées lui donnaient une silhouette seigneuriale. Les ouvertures étaient étroites comme elles le sont toujours dans un pays froid. Le grand nombre de foyers établis à tous les étages indiquait assez les mesures prises contre la rigueur du climat.

Patrick Stuart, si fier de son castel, ne put en jouir longtemps. Ses exactions soulevèrent un immense cris de douleur. Traduit devant le parlement d’Écosse, en 1608, sous l’accusation de félonie et de rapines, il fut condamné à la prison, comme l’avait été son père, et enfermé au château de Dumbar [1]. La tradition orale lui attribue des crimes qui avaient jeté la désolation et le déshonneur dans un grand nombre de familles.

Le comte Patrick apprit, du fond de sa prison, que Jacques Stuart était nommé fermier général et gouverneur des Shetland. Exaspéré de l’élévation de son cousin, Patrick ourdit un complot pour reconquérir les îles au moyen d’une guerre civile allumée en Écosse. Il plaça Robert, son fils naturel, à la tête de la révolte. Le complot eut un commencement d’exécution, mais Robert arrêté à temps périt sur l’échafaud. Patrick, convaincu d’avoir été l’instigateur, fut décapité à Édimbourg.

Ainsi s’éteignit cette branche dégénérée d’une famille souveraine, rameau parasite qui, oubliant sa noble mission, n’utilisa son pouvoir que pour faire le malheur des peuples dont le bien-être devait être le premier devoir.

On le voit, la prédiction du curé de Northmarine se réalisa promptement. Après la mort du tyran le château commença à tomber en ruine ; toutefois sa construction était si solide que ses murs semblent encore, pour ainsi dire, résister à la puissante main du temps. Ne serait-ce point pour montrer aux générations qui se succèdent le châtiment de ceux qui dédaignent le précepte de l’évangile inscrit sur la porte du château de Scalloway ?

La famille Dundas comprend aujourd’hui pour mémoire dans l’inventaire de ses domaines les ruines du vieux manoir de Mainland. Les voyageurs qui parcourent les Shetland visitent toujours ces ruines qui contrastent avec les simples maisonnettes assises prés de ses débris. Les murs démantelés qui reposent sur un terrain noir et tourbeux, privé d’arbres, veuf de verdure, ont un aspect qui glace le cœur. Nous avons visité ces ruines en joyeuse compagnie, par un beau jour, après une traversée assez pénible pour rendre une promenade champêtre doublement agréable.

Si nous étions heureux de voir un site nouveau, de fouler une terre nouvelle, de faire connaissance avec les Shetlandais aux mœurs si patriarcales, cependant, il ne nous est resté de ce séjour qu’un souvenir de tristesse, né de ce sol qui a été le théâtre de l’oppression et de la souffrance.

Nous n’avons point eu la pensée en faisant la description du château de Scalloway d’appeler l’attention sur son fondateur mais plutôt de montrer qu’elles étaient en général les constructions de cette sorte dans les Orcades et le Nord de l’Écosse au commencement du XVIIe siècle. Le comte Patrick avait suivi le goût de l’époque. Alors les résidences suzeraines joignaient l’élégance à la force défensive. En celle qui nous occupe, le rez-de-chaussée, entièrement voûté, ne pouvait être détruit par le feu, et même, surpris par des assaillants, le premier étage pouvait encore se défendre. La grande salle à manger, avec ses vastes cheminées, attestait l’habitude des châtelains de vivre en nombreuse compagnie. Nous avons pensé que la description de ces ruines intéresserait ceux qui étudient les mœurs du passé par l’architecture d’une époque qui n’a laissé aux Shetland que cette seule construction.


[1Ce château de Dumbar, alors prison d’État, était voisin du golfe de Leith, sur la côte orientale d’Écosse. Ces fondations bizarres reposaient sur des rochers toujours baignés par la mer du Nord. Sur des voûtes hardies construites pour les relier étaient élevés des bâtiments considérables dont les ruines surprennent encore. On voyait en ce château un meuble précieux parce qu’il avait servi au roi Duncan dont les écossais gardent un cher souvenir. Alors les manoirs ou résidences féodales étaient peu étendues. La salle à manger servait souvent de salon de réception ; les lits avaient plusieurs étages ; un meuble servait à plusieurs fins. Ainsi le trône de chêne du bon roi Duncan avait un double emploi ; son large dossier, orné de sculptures, retombait, par un mécanisme fort simple, sur les bras du fauteuil et formait une table lustrée comme l’ébène.