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Maurice Renard : Flagrant délit

samedi 30 mars 2024, par Denis Blaizot

Ce conte de presse est paru dans Le Matin du 10 janvier 1928 1928 .

Par la fenêtre et la porte largement ouvertes sur le chemin fleuri, un beau soleil d’été rayonnait dans la salle.

Antoine, de ses mains pâles et maigres, achevait de coller sur le couvercle d’une boîte en carton la photographie de l’église.

Attentif à sa tâche familière, il y travaillait paisiblement, au milieu des pots à colle et des rognures de papier, se laissant pénétrer par le grand calme de la campagne, l’odeur de la saison et le vaste bourdonnement qui remplissait l’espace lumineux.

Il leva les yeux. Un froissement, un bruit de pas étouffés s’approchaient.

Sa sœur Léonie se tenait debout sur le seuil.

À sa vue, Antoine, qui tamponnait « l’église », sentit le froid des désastres tomber sur lui.

La vieille fille, toute de noir vêtue, souriait d’une façon mystérieuse. Sa figure revêche, presque toujours renfrognée, s’éclairait d’une sorte de jubilation anormale. Antoine, devenu blême, la regardait fixement, épouvanté de cette joie et de cette allure secrète. Bien des fois il avait pensé que cela pourrait arriver. Et cela arrivait. L’heure abominable était venue !

Léonie lui dit à voix basse, l’appelant d’un doigt crochu :

— Viens, que je te montre quelques chose. Viens tout doucement, sans faire de bruit.

Il essaya de douter. Mais l’évidence l’écrasait. Inutile de résister. Depuis longtemps, il appréhendait comme la mort cet affreux instant. Léonie, à force de guetter, d’épier, d’espionner Madeleine, l’avait surprise avec un autre ! Et c’est cela qu’elle voulait lui montrer, avec ce ricanement sur sa face jaune !

Il s’était levé de sa chaise, sans même s’en rendre compte. Une intolérable souffrance l’avait empoigné. Il entendait dans son cerveau une voix, suppliante qui était la sienne et qui gémissait sans relâche : « Madeleine ! Madeleine ! »

Cependant, il fit un effort surhumain pour paraître de sang-froid. Et il murmura :

— Pourquoi faire ? À quoi bon ?

— Viens ! répéta Léonin.

Elle l’avait toujours subjugué. Elle était moralement sa mère, une mère d’inexorable en sa sévérité.

Elle lui prit la main. Il fut atterré du contentement impudique quelle ne pouvait refréner et qui allumait dans ses yeux durs un reflet véritablement infernal.

Alors, tandis qu’elle l’entraînait dans sa hâte furtive, le pauvre Antoine, imitant ceux qui vont mourir, il revécut les derniers mois de son existence.

L’année précédente, à pareille époque ils habitaient encore à Paris, dans le haut de la rue Saint-Jacques, petit appartement au sixième. Tous les trois Antoine, Madeleine sa femme, et Léonie. Antoine travaillait chez Lacoste et Raby, cartonnages, spécialité de fantaisies pour confiseries et parfumeries. Mais soudain, il s’était mis à tousser. Le médecin, avait ordonné du repos, le grand air, un climat moins rude. Et il avait bien fallu partir — partir tous les trois, car Léonie régentait le ménage et prétendait veiller au bonheur de son frère, sans s’apercevoir, qu’elle le compromettrait, ce bonheur, en exerçant, sur Madeleine un insupportable contrôle. Ici, en plein Béarn, sa méfiance ne l’avait pas abandonnée. Elle était jalouse, à la place de ce frère qui n’était pas jaloux et ne trouvait nullement criminel que Madeleine fût jolie, gaie, rieuse, ni qu’elle dansât tous les dimanches, ni qu’elle répondît avec gentillesse à tous ceux qui lui parlaient.

Au plus profond de son cœur, Antoine, pourtant, depuis des mois, était sombre. Quand il se comparait, lui maintenant souffreteux, à Madeleine si fraîche et si vermeille, il ne pouvait s’empêcher de redouter ce que Léonie ne cessait de lui suggérer en critiquant la conduite de la jeune femme dans ses actes les plus innocents. On aurait dit, en vérité, qu’elle attendait la faute de Madeleine ; qu’elle désirait sa chute et qu’elle faisait tout au monde pour en hâter l’accident. Ah ! l’étrange créature, acariâtre, mordante, hostile à chacun, même à ce frère qu’elle chérissait pourtant comme un fils ! Aigre virago qui semblait, en apparence, n’aimer qu’un seul être : sa chatte ridiculement gâtée, sa chatte que Madeleine avait le tort suprême de ne pas traiter en déesse !

Comme ils auraient pu être heureux, cependant ! Antoine s’était mis à confectionner de petites bonbonnières que le confiseur du bourg lui achetait sans marchander, pour les revendre aux touristes. Madeleine, libre comme l’air, tout en rires éclatants, appétissante et proprette, remplissait gaillardement ses devoirs de ménagère. Les forces revenaient peu à peu au malade... Pourquoi fallait-il donc que cette sinistre Léonie fût ce qu’elle était ! À présent, tout était perdu. Elle remorquait son frère, telle une diablesse grimaçante qui entraîne un damné.

Antoine se laissait emmener, portant en lui les ruines de son bonheur. Il n’était ni furieux, ni même vindicatif. Il acceptant d’avance qu’on l’eût dédaigné, car il ne se sentait ni bien beau, ni bien fort, et parce qu’il comprenait beaucoup de choses... Seulement, il aurait voulu que toute honte lui fût épargnée, à lui et à Madeleine. À quoi bon ce flagrant délit, Seigneur !

Mais Léonie, fatale, le tenait en j°son pouvoir.

Ils longeaient le mur.

— Où est-ce ? Où me conduis-tu ? bredouilla-t-il.

— Chez le voisin. Dans son grenier, souffla Léonie.

Ainsi, c’était avec Marius, le fils du voisin ! Marius ! Ah ! Antoine avait bien remarqué qu’il recherchait la compagnie de Madeleine ! Mon Dieu ! Quel supplice !

Léonie se retourna, un doigt sur la bouche.

Le silence régnait. À cette heure, tous les villageois étaient aux champs...

Ils atteignirent le pied de l’escalier qui montait au flanc de la muraille blanche. Antoine, défaillant, s’arrêta. Mais Léonie le tirait...

En haut, elle le poussa devant elle et lui mit la tête dans la fente de la porte.

Le grenier était obscur. Antoine, d’abord, ne vit rien qu’un amoncellement de fourrage. Léonie colla sa joue sèche contre la sienne. Des souffles s’échangèrent entre eux :

— Vois-tu ! À droite... sous la poutre.

— Non, dit Antoine.

— Tu ne vois pas Missette ?

Missette ? Mais c’était la chatte de sa sœur, Missette ! Une vague espérance lui rendit du cœur. Il regarda mieux et vit, douillettement installée dans un nid de foin et vaillamment tétée par cinq chatons nouveau-nés, la chatte Missette qui, levant vers lui deux yeux phosphorescents, le considérait avec une vigilance toute maternelle, adoucie de bien-être et de tendresse.

— Elle a fait ses petits ! susurra Léonie en extase. Je la cherchais depuis deux jours !

Antoine, exultant d’allégresse, croyait en Dieu. La voix, sous son crâne, chantait passionnément : « Madeleine ! Madeleine ! » Il avait autant de peine à cacher sa joie qu’il en avait eu tout à l’heure à surmonter sa détresse. Il trouvait l’aventure toute naturelle et pourtant adorable...

Mais...

Mais saura-t-on jamais au juste ce qui s’est passé dans les coulisses du monde ? Et qui donc serait assez sûr de soi pour affirmer que le Destin, sensible pour une fois aux souffrances d’un brave homme très bon et très malheureux, n’a pas raturé ce qui était écrit ? Antoine parfois se le demande, car il se plaît à méditer, à méditer un peu bizarrement, comme tous ceux dont la vie n’est pas trop solide. Alors il n’en aime sa femme que davantage. Il va caresser, au coin de l’âtre, la chatte providentielle. Et, sans savoir à qui il s’adresse, Antoine chuchote : « Merci ! » dans la solitude.

Maurice Renard Maurice Renard