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William Harben : En l’an dix mille

mardi 28 novembre 2023, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue en 1892 1892 dans The Arena volume 06.

Sa traduction n’a pas fait l’objet d’une relecture par une tierce personne. J’espère malgré tout qu’elle ne contient pas trop de coquilles.

10 000 après JC. Un vieil homme de plus de six-cents ans se promenait avec un garçon dans un grand musée. Les gens qui se déplaçaient autour d’eux avaient de belles formes et des visages raffinés et spirituels.

—  Père, dit le garçon, tu as promis de me parler aujourd’hui de l’âge des ténèbres. J’aime entendre comment les hommes vivaient et pensaient il y a longtemps.

—  Ce n’est pas une tâche facile de te faire comprendre le passé, fut la réponse. Il est difficile de réaliser que l’homme ait pu être aussi ignorant qu’il y a huit-mille ans, mais viens avec moi, je vais te montrer quelque chose.

Il conduisit le garçon vers une armoire contenant quelques livres usés par le temps, reliés en or massif.

—  Tu n’as jamais vu un livre, dit-il en sortant un gros volume et en le plaçant soigneusement sur un coussin en soie posé sur une table. Il n’y en a que quelques-uns dans les plus grands musées du monde. Il fut un temps où il y avait sur Terre autant de livres que d’habitants.

—  Je ne peux pas comprendre, dit le garçon avec un air perplexe sur son visage intellectuel. Je ne vois pas ce que les gens auraient pu en vouloir ; ils ne sont pas attrayants ; ils semblent inutiles.

Le vieil homme sourit.

—  Quand j’avais ton âge, le sujet était trop profond pour moi ; mais à mesure que je vieillissais et que j’étudiais de près l’histoire du passé, l’usage des livres me devint peu à peu évident. Nous savons qu’en l’an 2000 2000 , ils étaient lus par les meilleurs esprits. Pour te faire comprendre cela, je dois d’abord t’expliquer qu’il y a huit-mille ans, les êtres humains se communiquaient leurs pensées en émettant des sons avec leur langue, et non en lisant dans les pensées, comme toi et moi. Pour me comprendre, il te suffit de lire mes pensées aussi bien que ton éducation le permet ; mais l’homme primitif ne connaissait rien aux rapports de pensée, c’est pourquoi il inventa la parole. L’humanité était alors divisée en plusieurs races, et chaque race avait une langue distincte. De même que certains sons transmettaient des idées définies, les signes et les lettres aussi ; et plus tard, pour faciliter les échanges de pensées, l’écriture et l’imprimerie furent inventées. Ce livre a été imprimé.

Le garçon se pencha en avant et examina attentivement les pages ; son jeune front s’assombrit.

—  Je ne comprends pas, dit-il, cela semble tellement inutile.

Le vieil homme posa ses doigts délicats sur la page.

—  Une ligne de ces mots a peut-être transmis une pensée précieuse à un lecteur il y a longtemps, dit-il pensivement. En fait, ce livre prétend être une histoire du monde jusqu’à l’an 2000 2000 .

« Voici quelques photos, poursuivit-il en tournant soigneusement les feuilles usées. Voici George Washington ; c’est le pape d’une église appelée catholique romaine ; il s’agit d’un homme nommé Gladstone, qui était un grand leader politique en Angleterre. Les images, comme tu le vois, étaient très grossières. Nous avons conservé certaines des peintures à l’huile réalisées à cette époque. L’art était dans son berceau. En réalisant une peinture d’un objet, les premiers artistes mélangeaient des peintures colorées et les étalaient selon leurs goûts sur des toiles tendues ou sur les murs ou les fenêtres des bâtiments. Tu sais que nos artistes jettent simplement dans l’espace la lumière et l’obscurité dans les variations nécessaires, et l’effet est tout ce qu’on peut désirer pour imiter la nature. Vois ce paysage dans l’alcôve devant toi. Le feuillage des arbres, l’herbe, les fleurs, l’étendue d’eau, ont toutes les apparences de la vie parce que la lumière qui les produit est vivante.

Le garçon regarda la scène avec admiration pendant quelques minutes, puis se pencha de nouveau sur le livre. Bientôt, il recula devant les images, un étrange air de dégoût luttant dans ses traits tendres.

—  Ces hommes ont des visages horribles, déclara-t-il. Ils sont tellement différents des gens qui vivent aujourd’hui. L’homme que vous appelez pape ressemble à un animal. Ils ont tous une bouche énorme et des mâchoires terriblement lourdes. Les hommes n’auraient sûrement pas pu ressembler à ça.

—  Oui, répondit doucement le vieil homme. Il ne fait aucun doute que les êtres humains ressemblaient alors davantage aux animaux inférieurs que nous ne le sommes aujourd’hui. Dans la sculpture et les portraits de tous les ages, nous pouvons tracer un raffinement progressif dans l’apparence des hommes. Les caractéristiques de la race humaine d’aujourd’hui sont plus idéales. La pensée a toujours donné forme et expression aux visages. En ces jours sombres, les pensées des hommes n’étaient pas raffinées. Les êtres humains mouraient de faim et de manque d’attention dans des villes où se trouvaient des gens si riches qu’ils ne pouvaient pas utiliser leur fortune. Et ils étaient si proches des animaux inférieurs qu’ils croyaient à la guerre. George Washington fut vénéré pendant plusieurs siècles par des millions de personnes comme un homme grand et bon ; et pourtant, sous sa direction, des milliers d’êtres humains ont perdu la vie au combat.

Le visage du garçon devint blanc.

—  Veux-tu dire qu’il a encouragé les hommes à s’entre-tuer ? demanda-t-il en se penchant davantage sur le livre.

« Oui, mais nous ne pouvons pas lui en vouloir ; il pensait avoir raison. Des millions de ses compatriotes l’ont applaudi. Un plus grand guerrier que lui était un homme nommé Napoléon Bonaparte. Washington s’est battu avec la conviction qu’il rendait service à son pays en le défendant contre ses ennemis, mais tout dans l’histoire prouve que Bonaparte a fait la guerre pour satisfaire son ambition personnelle de se distinguer comme un héros. Les animaux sauvages des ordres les plus bas étaient courageux et se battaient jusqu’à la mort ; et pourtant les plus raffinés de la race humaine, il y a huit ou neuf-mille ans, se piquaient de la même férocité naturelle. Les femmes, la moitié la plus douce de l’humanité, honoraient les hommes davantage pour leurs audacieuses réalisations en matière d’effusion de sang que pour toute autre qualité. Mais les meurtres n’étaient pas commis uniquement pendant les guerres ; les hommes dans la vie privée s’entretuaient ; les pères et les mères étaient de temps à autre si dépravés qu’ils mettaient à mort leurs propres enfants ; et les plus hauts tribunaux du monde exécutaient des meurtriers sans penser que c’était une erreur, croyant à tort que tuer était le seul moyen d’empêcher de tuer.

—  Personne à cette époque ne se rendait compte que c’était horrible ? demanda le jeune.

—  Si, répondit le père, il y a déjà dix-mille ans, il y avait, dit-on, un homme humble qui s’appelait Jésus-Christ. Il allait de place en place, disant à tous ceux qu’il rencontrait que le monde serait meilleur si les hommes s’aimaient les uns les autres comme eux-mêmes.

—  Quel genre d’homme était-il ? demanda le garçon avec des yeux allumés.

—  C’était un génie spirituel, fut la réponse sincère, et le plus grand qui ait jamais vécu.

—  Les a-t-il empêchés de s’entre-tuer ? demanda le jeune homme en jetant un regard tendre vers le haut.

—  Non, car lui-même fut tué par des hommes trop barbares pour le comprendre. Mais longtemps après sa mort, ses paroles restèrent gravées dans les mémoires. Les gens n’étaient pas assez civilisés pour mettre en pratique ses enseignements, mais ils pouvaient voir qu’il avait raison.

—  Après qu’il ait été tué, les gens n’ont-ils pas fait ce qu’il leur avait dit ? demanda le jeune homme après une pause de plusieurs minutes.

—  Il semble que non. Ils disaient qu’aucun être humain ne pouvait vivre comme il l’avait ordonné. Et alors qu’il était mort depuis plusieurs siècles, on commença à dire qu’il était le Fils de Dieu venu sur Terre pour montrer aux hommes comment vivre. Certains croyaient même qu’il était Dieu lui-même.

—  Croyaient-ils qu’il était une personne comme nous ?

Le vieil homme réfléchit quelques minutes, puis, regardant le visage impatient du garçon, il répondit :

—  Ce sujet sera difficile à comprendre pour toi. Je vais essayer de le rendre clair. Pour les esprits non formés de l’humanité primitive, rien ne pouvait exister sans un créateur personnel. De même que l’homme pouvait construire une maison de ses propres mains et était supérieur à son œuvre, de même il soutenait qu’un être inconnu, plus grand que toutes les choses visibles, avait créé l’univers. Ils appelaient cet être sous des noms différents selon la langue qu’ils parlaient. En français, le mot utilisé était « Dieu ».

—  Ils croyaient que quelqu’un avait créé l’univers ! dit le garçon, comme c’est étrange !

—  Non, pas quelqu’un comme tu l’entends, répondit doucement le père, mais un être vague et infini qui punissait le mal et récompensait le bien. Les hommes ne pouvaient se faire l’idée d’un créateur qui ne leur ressemblait d’une façon ou d’une autre ; et comme ils pouvaient maîtriser leurs ennemis par la peur et en leur infligeant de la douleur, ils croyaient également que Dieu punirait ceux qui ne lui plaisaient pas. Certaines personnes croyaient depuis longtemps que le châtiment divin était infligé après la mort pour l’éternité. Les nombreuses croyances sur la personnalité et les lois du créateur causèrent plus d’effusions de sang dans les jours sombres du passé qu’autre chose. La religion fut le fondement de nombreuses guerres parmi les plus horribles. Les gens commirent des milliers de crimes au nom du Dieu de l’univers. Des hommes et des femmes étaient brûlés vifs parce qu’ils ne voulaient pas croire à certaines croyances, et pourtant ils adhéraient à des convictions tout aussi absurdes ; mais tu apprendra toutes ces choses plus tard dans la vie. Cette photo devant toi représente la reine d’Angleterre appelée Victoria.

—  J’espérais que les femmes n’auraient pas des traits aussi repoussants que les hommes, dit le garçon en regardant la photo d’un œil critique, mais ce visage me fait frissonner. Pourquoi ont-ils tous l’air si grossiers et brutaux ?

—  Les gens qui vivaient à l’époque du règne de cette reine avaient les habitudes les plus dégradantes qui aient jamais noirci l’histoire de l’humanité.

—  Ha ! c’était quoi ? demanda le jeune.

—  La consommation de chair. Ils croyaient que les animaux, les volailles et les poissons étaient créés pour être mangés.

—  Est-ce possible ? Le garçon frissonna convulsivement et se détourna du livre. Je comprends maintenant pourquoi leurs visages me rebutent. Je n’aime pas penser que nous descendons de telles personnes.

—  Ils ne connaissaient pas mieux, dit le père. Au fur et à mesure qu’ils devenaient plus raffinés, ils apprirent à brûler la viande sur des flammes et à la cuire dans des récipients chauffés pour en modifier l’apparence. Les lieux où les animaux étaient tués et vendus ont été retirés. L’humanité se détournait lentement de cette habitude, mais elle ne le savait pas. Dès 2050, des hommes érudits, se disant végétariens, prouvèrent de manière concluante que la consommation de tels aliments était cruelle et barbare et qu’elle retardait le raffinement et la croissance mentale. Cependant, ce n’est que vers 2300 que le mouvement végétarien prit une importance notable. Les classes les plus instruites de tous les pays adoptèrent le végétarisme, et seules les personnes sans instruction continuèrent à tuer et à manger des animaux. Les végétariens tentèrent pendant des années de promulguer des lois interdisant la consommation de viande, mais l’opposition était très forte. En Amérique, en 2320, une colonie fut formée, composée d’environ trois-cent-mille végétariens. Ils achetèrent de vastes étendues de terre dans ce qui était connu sous le nom de territoire indien et y établirent leurs demeures, déterminés à prouver par l’exemple l’efficacité de leurs principes. Dès la première année, la colonie avait doublé son nombre : des gens de toutes les régions du globe la rejoignirent. En l’an 4000, c’était un pays à part entière et la merveille du monde. Les esprits les plus brillants y sont nés. Les plus grandes découvertes et inventions ont été faites par ses habitants. En 4030 Gillette découvrit le procédé de fabrication du cristal. Jusqu’alors les gens avaient bâti leurs maisons en pierre naturelle, en bois inflammable et en métaux ; mais le nouveau matériau, ignifuge et beau dans ses diverses couleurs, était utilisé à toutes fins de construction. En 4050, Holloway découvrit la succession submergée de chaînes de montagnes traversant l’océan Atlantique et envisagea de construire un pont sur leurs sommets ; mais les progrès considérables des aéronefs rendirent ses plans impraticables.

« En 4051, John Saunders découvrit et mit en pratique la télégraphie-pensée. Cette découverte fut le signal de l’introduction dans les écoles et les collèges de la science de la lecture des pensées, et vers l’an 5000, les progrès dans cette branche de la connaissance avaient été si grands que les mots n’étaient prononcés que parmi les plus bas parmi les incultes. À aucune époque de l’histoire du monde il n’y a eu une découverte aussi importante. Cela civilisa le monde. Ses premiers promoteurs ne rêvaient pas du grand bien que la lecture des pensées pouvait accomplir. Lentement, elle tua le mal. Des sociétés pour la prévention des mauvaises pensées étaient organisées dans tous les pays. Les enfants naissaient purs d’esprit et grandissaient dans la pureté. Le crime fut étouffé. Si un homme avait une mauvaise pensée, elle était lue dans son cœur et il ne lui était pas permis de la garder. Les hommes évitèrent d’abord le mal par peur d’être découverts, puis commencèrent à aimer la pureté.

« En l’an 6021, tous les pays du monde, ayant alors une langue commune et étant réunis dans un amour fraternel par un échange constant de pensées, convinrent de s’appeler une union sans lois ni dirigeants. Ce fut le plus grand événement de l’histoire. Certains étudiants à l’esprit sensible en Allemagne, qui essayaient depuis des années de communiquer avec d’autres planètes par le canal de la pensée, déclarèrent qu’en raison de l’unanimité terrestre dans cette direction, ils avaient reçu des impressions mentales d’autres mondes, et que des relations interplanétaires approfondies étaient une possibilité future.

« Des inventions importantes furent réalisées à mesure que l’esprit de l’humanité s’élevait. Thornton découvrit le plan visant à chauffer la surface de la Terre à partir de son feu interne, et cette découverte facilita la réalisation de voyages vers les merveilleux pays glacés situés aux pôles Nord et Sud. Au pôle Nord, dans les vastes terres concaves, se trouvait une race humaine particulière. Leur soleil était le grand lac de lave en ébullition perpétuelle qui bouillonnait du centre de la terre jusqu’au fond de leur monde en forme de bol. Et ils avaient une religion étrange ! Ils croyaient que la Terre était un monstre sur la peau duquel ils devaient vivre toute une vie mortelle, et que les bons recevaient le pouvoir après la mort de marcher sur les étendues glacées jusqu’à leur dieu, dont ils pouvaient voir les yeux étoilés scintiller dans l’espace et que le mal était condamné à alimenter le feu dans l’estomac du monstre tant qu’il vivrait. Ils racontaient de belles histoires sur la création de leur monde et pensaient que s’ils vivaient trop près de la bouche brûlante et éblouissante du mal, ils seraient aveugles à la douceur, oubliant les yeux doux et indulgents du dieu de l’espace. C’est pourquoi ils souffraient du froid extrême des terres proches des mers gelées, croyant que l’épreuve physique les préparait au voyage glacial vers le repos immortel après la mort. Mais il y avait ceux qui avaient faim de l’atmosphère douce et des merveilleux fruits et fleurs qui poussaient dans les basses terres, et ils y vivaient dans l’indolence et ce qu’on appelle le péché.

Le vieil homme et son fils quittèrent le musée et pénétrèrent dans un magnifique parc. Des fleurs des plus belles espèces et du plus doux parfum poussaient de tous côtés. Ils arrivèrent à une haute tour de quatre-mille pieds de haut, construite en cristal manufacturé. Quelque chose, semblable à un grand oiseau blanc, long de mille pieds, vola dans le ciel et se posa au sommet de la tour.

—  C’était l’une des inventions les plus merveilleuses du soixante-dixième siècle, déclara le vieil homme. Les premiers habitants de la Terre n’auraient pas pu imaginer qu’il serait possible d’en faire le tour en vingt-quatre heures. En fait, il fut un temps où ils ne pouvaient pas du tout le contourner. Les scientifiques furent étonnés lorsqu’un homme appelé Malburn, un grand inventeur, annonça qu’à une hauteur de quatre-mille pieds, il pouvait déconnecter un vaisseau aérien des lois de la gravitation et le faire rester immobile dans l’espace jusqu’à ce que la Terre ait tourné. Imagines quels ont dû être les sentiments de ce génie immortel lorsqu’il s’est tenu dans l’espace et a vu pour la première fois la Terre tourner sous lui !

Ils marchèrent sur une certaine distance à travers le parc jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à un grand instrument conçu pour magnifier la musique par la lumière. Ici, ils s’arrêtèrent et s’assirent.

—  Il fera bientôt nuit, dit le vieil homme. Les tons sont ceux d’un coucher de soleil sanglant. Je suis venu ici hier soir pour écouter la lutte musicale entre la lumière du jour mourant et celle des étoiles naissantes. La lumière du Soleil jouait un puissant solo ; mais le doux chœur des étoiles, mené par la Lune, était inexplicablement touchant. La lumière est la voix de l’immortalité ; elle parle en toutes choses.

Une heure s’écoula. Il faisait sombre.

—  Dis-moi ce qu’est l’immortalité, dit le garçon. À quoi mène la vie ?

—  Nous ne savons pas, répondit le vieil homme. Si nous le savions, nous serions infinis. L’immortalité accroît le bonheur pour toujours ; c’est...

Un météore traversa le ciel. Il y eut un éclat de rire musical parmi les étoiles chantantes. Le vieil homme se pencha sur le visage du garçon et l’embrassa.

—  L’immortalité, dit-il, l’immortalité doit être l’amour immortel.