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Émile Gautier : Le désiré, première traversée d’un bateau sous-marin

lundi 22 février 2021, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée en cinq parties dans les numéros 266 (31 Décembre 1892 1892 ) à 270(18 Janvier 1893 1893 ) de La Science illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
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JEANNE DE G... À HÉLÈNE DE B...

Douvres, le 25 juillet 1890 1890 .

Que d’affaires, ma chère Hélène, depuis que nous ne nous sommes vues ! Que d’événements ! Que d’aventures !

Ta petite Jeanne est tout simplement en train de devenir une héroïne, et si tu lisais les journaux, tu saurais qu’elle a d’ores et déjà sa place marquée dans la galerie des voyageuses célèbres, à côté de miss Bly. Aussi, ce que nous avons été interviewés, papa et moi, depuis avant-hier soir, non, tu ne peux pas t’imaginer ça. Ce que nous en avons reçu de ces journalistes, des Anglais, des Français, voire des Américains, venus tout exprès de New-York pour nous « prendre une conversation » ! Papa ne dérage plus. Il donne aux domestiques les consignes les plus sévères. Mais rien n’y fait, et messieurs les journalistes forcent les portes les mieux closes : à chaque instant, il en arrive, un crayon et un bloc-notes à la main, et ils savent si bien entortiller papa que, tout en maugréant, il finit par leur dire tout ce qu’ils veulent savoir. Ils sont si corrects, si polis, si insinuants ! Il y en a même qui sont tout à fait gentils... Un surtout, un Parisien, grand, fort, très brun, les cheveux bouclés, une jolie moustache mousseuse, avec de bons yeux, l’air à la fois impertinent et enjôleur, et une voix d’or... Mais je m’arrête, je dirais des sottises et tu te moquerais de moi.

D’ailleurs, je bavarde, je bavarde, à tort et à travers, et je m’aperçois que je ne t’ai pas seulement expliqué les raisons de ce tapage.

Oh ! c’est bien simple, ma chère amie, et tu vas voir tout de suite que nous n’avons point usurpé cette gloire inattendue. Figure-toi que c’est sous l’eau — tu comprends bien, sous L’EAU, comme des poissons — que nous sommes venus de Calais à Douvres ! Avant-hier, en effet, le bateau sous-marin, dont tout le monde parlait — t’en souvient-il ? — au dernier bal du ministère de la Marine, a pour la première fois franchi le pas de Calais, et c’est à son bord que nous avons fait la traversée. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui peuvent en dire autant ! En tout cas, je suis la seule femme dans ce cas, avec une Espagnole — jolie comme un cœur — qui s’en allait avec son mari faire son voyage de noces en Écosse. Mais, depuis que nous avons touché terre, nous ne l’avons plus revue. Évanoui, escamoté, évaporé, le jeune ménage ! Voilà comment toute la gloire est pour moi, sans partage. Voilà pourquoi j’ai eu, à moi toute seule, l’honneur d’être baptisée « Amphitrite » par le Daily Telegraph. Amphitrite ! N’est-ce pas que c’est galant ? Ah ! j’ai eu bien peur, mais je suis bien heureuse.

« En bateau sous-marin ! vas-tu dire avec ta petite moue sévère. En voilà une idée par exemple ! Mais comment a-t-elle pu faire, ma Jeannette, elle qui est si poltronne ? »

Bien sûr que je suis poltronne... C’est même pour cela que j’ai préféré le Désiré, — c’est le nom de mon bateau-poisson — au paquebot ordinaire qui fait bêtement le service à la surface. J’avais une peur horrible du mal de mer. Et, justement, ce jour-là, la mer était houleuse, toute grouillante de moutons blancs. Or, j’avais entendu dire partout que les bateaux sous-marins n’avaient ni roulis ni tangage, l’agitation des vagues ne se propageant pas au delà d’une certaine profondeur. C’était tentant, je t’assure, et à ma place, madame la grondeuse, vous auriez été séduite tout comme cette toquée de Jeannette, car, si je ne m’abuse, vous n’êtes pas plus qu’elle vaccinée contre le mal de mer.

Puis c’était drôle de faire ce que personne n’a encore fait et de s’improviser naïade... Précisément, au bout de la jetée de l’avant-port, on lisait, en gros caractères, sur une banderole de calicot, l’avis suivant : « Aujourd’hui, à midi précis, le bateau sous-marin le Désiré, commandé par l’inventeur, M. Claudius Bouget, en personne, partira pour Douvres. »

Mon parti était pris. À l’exemple de Gribouille, dont l’histoire nous amusait tant à la pension, par peur de la mer, je passerais la mer entre deux eaux. C’est la mer qui serait attrapée... Ah ! mais !

Ce qui n’a pas été commode, par exemple, ça été de décider papa. Tu le connais, papa : tu sais combien il est entêté. Mais, cette fois, son entêtement se compliquait d’une répugnance particulière. Il ne croyait pas à la navigation sous-marine. Quand il était ingénieur des constructions navales, il avait été chargé, paraît-il, de faire un rapport sur un bateau sous-marin, qu’il avait condamné, « par raison mathématique », comme il dit, sans avoir seulement jamais consenti à y descendre.

« Mais, papa, ai-je demandé, comment pouvais-tu savoir que ce bateau ne valait rien, puisque tu ne l’as pas essayé ?

— Comment ! Et l’algèbre ? et la géométrie ? et la physique ? et les saintes formules ? Retiens ce que je vais, te dire : La navigation sous-marine ne peut être qu’une utopie ou un paradoxe, un rêve ou une blague.

— Cependant, papa, on en disait tout autant du phonographe. Tu m’as raconté toi-même l’histoire de ce membre de l’Institut, un monsieur très savant, qui commença par pincer le nez de celui qui présentait le phonographe, sous le fallacieux prétexte qu’il devait être ventriloque.

— Mais ce n’est pas la même chose... Hum ! hum ! Ce qu’elles sont « raseuses », les petites filles « fin de siècle !... » Ce n’est pas la même chose. D’abord le phonographe n’a pas été inventé par un Français. Il y a bien une espèce de bohème, un pilier de brasserie, un nommé Charles Cros, je crois...

— L’auteur du Coffret de santal ?

— Parfaitement. Vois-tu ça ? Un poète qui aurait inventé le phonographe ! Passe encore pour le monologue... mais le phonographe ! Ces machines-là, d’ailleurs, ne peuvent être inventées que par des Américains. Tu peux pas comprendre ça, toi, ma Jeanne, mais écoute et crois ton père ! Pour qu’une invention française soit bonne, il faut qu’elle ait passé par l’Amérique. Est-ce Edison qui l’a construit, ce bateau sous-marin ? Non n’est-ce pas ? Eh bien alors, que vient-on nous chanter ? D’ailleurs, un phonographe, ça ne prend pas de passagers, ça ne va pas sous l’eau.

— Non sans doute, papa. Mais le Désiré, lui, il y va, sous l’eau. Tu as bien lu le Figaro ?

— Allons donc ! Des histoires de journalistes. Je les connais, ces « boîtes de savon ». Ça ne marche que dans les romans de Jules Verne Jules Verne . Ce n’est pas à nous autres ingénieurs qu’on fait avaler des « serpents de mer » de cette taille-là. Le bateau-poisson ! Ah ! ah ! ah ! la bonne ce fumisterie » ! Un poisson, oui, mais un poisson ivre, un poisson aveugle. Tu ne sais donc pas qu’à 3 mètres sous l’eau on n’y voit goutte. Il ne pourrait pas se conduire, ton bateau-poisson ; il se casserait le nez sur le moindre obstacle.

— Cependant, papa, il va partir. Lis plutôt cette pancarte. Il va même prendre des passagers, qui n’auront pas le mal de mer, eux !

— Oui ! j’ai vu... Je ne comprends même pas qu’on n’interdise pas ça. Ah ! si j’étais le gouvernement ! »

Papa veut toujours qu’on interdise tout ce qui le gêne, tout ce qui dérange ses habitudes, tout ce qu’il ne comprend pas.

Malgré tout, ce que femme veut, Dieu le veut. Toi, c’est sur ton mari que tu mets le proverbe en application ; moi, faute de mieux et jusqu’à nouvel ordre, ce n’est que sur papa.

À force de câlineries, j’ai fini, non sans peine, par lui arracher son consentement. Mais je dois ajouter, pour être franche, qu’il avait la conviction arrêtée que le Désiré ne partirait pas. Peut-être doutait-il de son existence. Jamais, autrement, il n’aurait cédé.

Il existe, pourtant, le Désiré, je t’en réponds. Il a même un bien étrange aspect. Imagine-toi un monstre d’Apocalypse, en forme de cigare aplati, long à peu près comme ton salon de Kermorvan (papa dit que ça fait environ 15 mètres), et large, au milieu, comme un trottoir de la rue Auber, avec un museau pointu, une queue de cuivre luisant, des nageoires saugrenues et de grands hublots de cristal, qui ressemblent à des prunelles vivantes. Au-dessus, à 1,50 m environ plus haut que la crête des vagues, une légère passerelle de tôle ouvragée, soutenue par des colonnettes de métal à coulisse, comme des tubes de lorgnette, et qui fait penser aux palanquins des éléphants du Jardin d’Acclimatation. Quand la mer est calme et que le Désiré navigue à la surface, c’est sur ce balcon que se tiennent les passagers. Mais quand la mer grossit et qu’on craint les embruns, on rabat la passerelle, on ferme hermétiquement les écoutilles, — voilà déjà que je parle matelot ! et le bateau s’enfonce... Tu ne peux pas te figurer comme c’est amusant !

Il y avait, comme bien tu penses, une foule énorme à nous regarder partir. On applaudissait ferme sur notre passage.

« Voilà une blondinette qui n’a pas froid aux yeux. Bravo ! bravo ! la petite dame ! »

C’est presque dans l’oreille qu’un grand jeune homme, habillé en marin, avec le col bleu et le chapeau ciré, m’a crié cela, au moment où je mettais le pied sur la passerelle.

Mon Dieu ! c’était un peu familier, mais ça m’a fait plaisir tout de même. Je l’ai regardé, ce marin, et je lui ai souri, pour le remercier. Est-ce que j’ai mal fait, dis ? Il avait des dents si blanches, et un si joli profil, comme on en voit sur les vieilles médailles, avec la peau couleur d’orange, mûre.

Papa, lui, était d’une humeur massacrante. Il marchait d’un pas raide, sans regarder personne, avec sa grimace crispée des cérémonies officielles. C’est seulement au moment d’embarquer qu’il se dérida. Tout à l’extrémité de l’estacade, nous croisions un petit monsieur, poivre et sel, très élégant, avec de longues moustaches rousses en croc et des yeux — mon Dieu ! quels yeux ! — des yeux aigus, troublants, gêneurs, qui vous entrent dans le corps. Papa le connaissait, car, après l’avoir salué, il s’avança vers lui les mains tendues. Mais le petit monsieur se déroba : il rendit cérémonieusement le salut à papa, en clignant de l’œil et en mettant le doigt sur sa bouche, puis, sans rien dire il tourna le dos et se perdit dans un groupe de gens de mauvaise mine. « Il n’est guère aimable, ton ami, dis-je à papa.

— C’est M. Marigron, me répondit-il.

— Qui ça, Marigron ? Un ingénieur ?

— Mais non ! mais non ! Marigron, tu sais bien, le chef de la Sûreté !

— Ah ! ça n’empêche qu’il n’est guère poli, tout chef de la Sûreté qu’il est.

— Tu n’y es pas, petite sotte, reprit papa avec impatience, M. Marigron est dans l’exercice de ses fonctions. Il doit être à l’affût d’un criminel... Je sens ça... Voilà pourquoi il ne tient pas à être reconnu. »

Possible, comme dit papa, que je ne sois qu’une petite sotte. Mais moi je dis que quand on ne veut pas être reconnu on ne sort pas avec des yeux comme ça ; on fait au moins comme le général Boulanger, on met des verres noirs dessus. Et puis je dis encore que quand on est reconnu, il n’est point de fonctions, ni d’affût, ni de criminels, qui puissent vous empêcher de faire un brin de causette avec vos amis, surtout s’il y a une dame, laquelle n’est pas encore, que je sache, à faire peur...

Nous n’en avions pas fini, au surplus, avec M. Marigron. Il faut, en effet, que je te raconte... Mais n’anticipons pas, comme disait tout le temps ton mari, à la Chambre, quand il interpella ce vieux ministre qui est si rageur et si laid.

C’est l’inventeur du bateau sous-marin, M. Claudius Bouget, en personne, qui nous reçut sur sa passerelle et nous fit les honneurs.

Je vais te le « croquer », le monsieur, en quatre coups de plume. Très grand, la poitrine bombée, une encolure de taureau, des épaules massives, un visage tumultueux mais plein d’énergie, et un étonnant menton carré, planté d’aplomb comme un bloc de bronze, ce solide gaillard, d’une trentaine d’années, fait tout d’abord l’effet d’un Hercule — de l’Hercule Farnèse dont le marbre se serait fait chair. Certes, avec ses larges joues, sa moustache raide comme une brosse de chiendent, sa grosse tête déjà grisonnante, à la silhouette léonine, sa rude mâchoire, son teint rouge brique et son nez couperosé, ce n’est pas ce que nous appelions un joli garçon quand nous portions encore des robes courtes. Mais, en revanche, il a tant d’harmonie dans les lignes, tant d’élégance dans le geste et dans la tenue, tant de douceur et de fierté dans le regard — un lumineux regard d’hypnotiseur, tour à tour caressant et dur, flamboyant ou mouillé, sous l’embroussaillement des sourcils — avec des airs de mousquetaire, et je ne sais quoi de chevaleresque, chevaleresque, volontaire, de hardi, do gai, de franc et de gracieux tout à la fois, que toute sa personne en dégage un charme. Il fascine son monde, positivement, et papa lui-même y a été pris.

J’avoue que quand il nous a fallu descendre dans le bateau par le petit escalier de fer en colimaçon, étroit comme une échelle, percé dans le toit, j’ai eu un vague frisson, et l’envie de m’en aller m’a traversé la cervelle. Mais le capitaine me regardait d’une telle façon que j’ai repris tout de suite confiance et courage. Il doit magnétiser, cet homme-là, j’en suis sûr, à ses moments perdus. On sent qu’on le suivrait au bout du monde, et même plus loin. D’ailleurs, papa grognait : je n’ai pas voulu faire celle qui a peur, tu comprends ? et, bravement, je me suis engouffrée dans le trou. All right ! comme disait miss Maud. notre vieille maîtresse d’anglais, quand elle avait fini sa leçon.

« Eh bien ! mademoiselle, vous voilà dans le ventre du monstre ! Vous voyez qu’on n’y est pas trop mal. »

Le fait est que le lieu n’a rien de désagréable.

Nous étions dans un petit boudoir circulaire, avec des tapis, des divans, des rideaux, des torchères électriques, des bibelots, un piano. En guise de fenêtres, d’immenses glaces cloisonnées d’armatures de fer, derrière lesquelles on aperçoit l’eau glauque, comme dans les bacs de l’aquarium du Trocadéro. Au milieu du parquet, une grande cuve ronde, semblable à ces cuves de la foire de Neuilly où l’on montre les phoques savants, entourée d’une balustrade de velours rouge : au fond, encore une immense glace horizontale, à travers laquelle on aperçoit le lit de l’Océan. Dans un coin, une espèce de clavier de boutons, de robinets, de manivelles, de petites machines qui ressemblent à de grosses montres avec des aiguilles courant sur des cadrans gradués, et qui servent, paraît-il, à indiquer la profondeur, la direction, la pression d’air, etc., et d’appareils téléphoniques. C’est le poste du capitaine : c’est de là qu’il dirige la manœuvre, tout en causant avec ses hôtes. Quant à l’équipage, on ne le voit pas. En outre du salon, le Désiré comporte, en effet, deux autres compartiments : la chambre de l’avant, où se tient la vigie chargée d’éclairer la route et de signaler les obstacles, et la chambre de l’arrière, où les mécaniciens surveillent les batteries électriques et la machine.

Pas de portes ! On passe d’un compartiment dans l’autre à l’aide d’un système de communication extrêmement original, et que je te recommande. On se met dans une sorte de niche pratiquée dans la cloison, et l’on pèse sur un ressort : crac ! la niche pivote sur elle-même, et vous vous retrouvez, en un clin d’œil, de l’autre côté, sans que la baie soit restée un seul instant béante. C’est, en un mot, une sorte de guérite mobile, semblable à ces coquillages doubles qu’on trouve parfois sur les plages. Tu as dû voir, dans les couvents cloîtrés, des guichets tournants établis d’après le même système... C’est, à ce qu’il paraît, pour le cas où il surviendrait un accident quelconque dans l’un des compartiments. L’inventeur a longuement expliqué cela à papa, qui n’en croyait pas ses oreilles.

« Comprenez-vous, monsieur ? Qu’une voie d’eau se produise, à la suite d’un choc, dans le poste du pilote, ou bien que, dans le poste des mécaniciens, les piles viennent, pour une raison ou pour une autre, à dégager des émanations asphyxiantes, que la machiné éprouve une avarie, que les pompés s’engorgent, qu’il survienne, en un mot, n’importe quelle anicroche : pas le moindre danger ! Pas une goutte d’eau, pas une bulle de gaz ne saurait filtrer à travers ces portes, dont les fissures se recouvrent automatiquement, vous le voyez, de joints en caoutchouc... Vous êtes ici en plus grande sécurité que dans un train express.

— Oui, oui, répondait papa ; je vois bien. Mais si votre appareil se détraque, comment ferez-vous pour remonter à la surface, si vous êtes seulement à 4 ou 5 mètres sous l’eau ? Qu’importe, en ce cas, que rien ne puisse filtrer à travers les cloisons étanches, si nous sommes obligés d’attendre là, au beau milieu de la Manche, entre deux eaux, jusqu’à ce qu’on vienne nous chercher.

— Eh bien ! monsieur, et le poids de sûreté, vous n’y songez pas ! Tenez ! regardez ce bouton. Il commande une masse de plomb de 12 000 kilogrammes, suspendue au-dessous de la quille, et il me suffirait de le tourner — Voyez !... comme ça — pour que ce lest s’en allât au fond de l’eau, tandis que le bateau, lui, remonterait comme un bouchon de liège à la surface, où nous pourrions, sans inconvénient et sans péril, ouvrir nos panneaux et attendre du secours. J’ai déjà, croyez-moi, avant de recevoir des passagers à mon bord, mis cette ancre de miséricorde à l’épreuve... à mon corps défendant. »

Moi, j’étais convaincue. Papa, lui, regimbait encore. Quand on a été ingénieur des constructions navales, on n’aime pas à reconnaître — surtout devant des « péquins » — qu’on s’est trompé.

Mais cela me fait penser que je ne t’ai pas présenté nos compagnons de voyage. Oh ! ce sera tôt fait.

D’abord la jeune mariée espagnole avec son seigneur et maître ; puis deux messieurs très vilains, avec des barbes jaunes mal peignées, et des casquettes de drap — des Anglais, évidemment — qui n’ont pas cessé de jouer aux cartes, sans desserrer les dents, en buvant des choses blanches qui sentaient le vernis. Puis un bonhomme tout chauve, tout ratatiné, portant lunettes, un grand savant, paraît-il, un zoologiste célèbre — papa m’a dit son nom, mais je l’ai oublié — qui, tout le temps, a pris des notes sur un immense calepin, en marmottant des mots barbares.

C’est tout ! ou plutôt c’était tout... jusqu’au départ. À ce moment, en effet, il s’est produit un incident qui devait dégénérer presque en une tragédie. C’est ici que mon histoire va se corser.

Le capitaine venait de donner à ses hommes l’ordre de tout « parer » pour le démarrage. On avait déjà rentré les montants de la passerelle. Un matelot s’apprêtait à rabattre au-dessus de la cage de l’escalier la lourde calotte de verre épais qui fait comme un plafond lumineux au bateau sous-marin... Tout à coup, du bord du quai, quelqu’un bondit sur le bateau, dont le dos dé bronzé résonne comme une cloche sous ses talons, passe à travers la trappe entre-baillée et dégringole dans le salon, au risque de se rompre le cou.

C’est un homme de quarante ans environ, vigoureux, bien mis, les traits réguliers, mais pâle, défait, l’œil méchant et l’air faux, avec les lèvres trop rouges, les favoris trop noirs, le linge trop blanc et trop de bagues aux doigts, dans le genre de ces « poseurs » que nous avons vu une fois à la Plaza de Toros, et que ton mari a appelés, je crois, des « rastaquouères ».

« Qu’est-ce que cela signifie ? s’écrie M. Claudius Bouget, en s’élançant vers l’intrus, l’œil menaçant. Mon bateau n’est pas un cirque, que diable ! pour qu’on y entre ainsi, sans crier gare, par un saut périlleux !

— Zé vous démandé pardonn, mossiou, riposta le rastaquouère, avec un accent italien très prononcé. Zé vous démandé pardonn, mais zé souis très pressé ; il faut absoloumennté que zé sois à Londres tché soir, et z’ai mannqué le paquébott. Si zé n’aurais pas saouté comme zé viens dé lé faire, zé né pouvais pas partir. D’ailleurs, zé souis connou... Zé mé nommé il marchese dé Maltoti... Voitchi mes papiers ! Pouis zé vais tout dé souitté payer mon passazé...

— C’est bon ! c’est bon ! reprit le capitaine, à peine radouci. Du moment que vous avez des papiers... Du moment surtout qu’il est midi cinq... Mais c’est égal ! une autre fois, tâchez d’y mettre moins de sans-gêne.

— Zé vous demandé pardonn, répétait le prétendu marquis, de plus en plus blême et tout le corps frémissant d’un tremblement nerveux. Zé vous démandé mille pardonns... Mais zé vous prié, est-tché que nous allons bientôt partir ?

— Nous partons, dit M. Bouget. Nous sommes partis ! »

Le fait est qu’une trépidation bizarre commença à faire vibrer le plancher et les cloisons, tandis que des moires singulières couraient le long des vitres... Je voulus jeter un dernier coup d’œil sur le monde où l’on respire... C’est alors que j’aperçus le petit monsieur poivre et sel, aux longues moustaches rousses en croc et aux prunelles d’inquisiteur, debout sur la dernière marche de l’escalier de l’embarcadère, avec tout plein de gendarmes, qui faisait de grands bras — et un nez long comme ça — en agitant un papier. Pour sûr, il faisait signe au Désiré de ne pas partir. Pour sûr il avait quelque chose à dire au capitaine et comme M. Marigron est chef de la Sûreté, ça devait être quelque chose de très grave et de très pressé. Pour sûr que si j’avais averti le capitaine, en ce moment absorbé par la délicate opération de l’appareillage, de ce que j’avais été seule à apercevoir, il eût immédiatement arrêté son bateau... Mais plus souvent que j’aurais fait du zèle pour les beaux yeux d’un magistrat qui tourne le dos aux gens qui le saluent, sous le fallacieux prétexte qu’il est dans d’exercice de ses fonctions.

Au surplus, deux secondes plus tard, l’eau passait par-dessus le bateau, et la terre avait disparu. Nous étions immergés, et j’étais prise tout entière par la nouveauté du spectacle.

Mon Dieu ! que c’est beau !

D’abord, on n’entend rien, si ce n’est le ronflement de la machine électrique, semblable au battement d’ailes d’une mouche géante, les craquements des membrures et un froufrou continu, comme si l’on chiffonnait de la soie dans la pièce voisine, qui est produit par le frottement de l’eau. Pas de secousse, non plus. Rien qui ressemble au mouvement de balançoire, si fatal aux estomacs faibles, des embarcations vieux jeu, ni à l’énervant trémolo des chemins de fer. C’est un glissement doux, comme celui d’une lame de couteau qui entrerait dans du beurre....

Mais quelle fête des yeux ! Partout du vert, encore du vert, toujours du vert ! Toute la gamme des verts, avec de fuyantes coulées de jaune et de bleu, depuis le vert tendre des bourgeons frais éclos, jusqu’au vert-bouteille le plus foncé, en passant par l’olive, la pelure de pomme, la grenouille expirante, le poireau, l’outremer et le caca d’oie. C’est un éblouissement d’émeraude. Un reflet verdâtre inonde l’intérieur du bateau, où l’on voit assez clair pour que, sans qu’il soit besoin d’allumer les globes électriques, les deux Anglais continuent imperturbablement leur partie d’écarté, tandis que le vieux savant ratatiné prend fiévreusement des notes, que il marchese de Maltoti compulse, non moins fiévreusement, les papiers qu’il tire d’un portefeuille bourré de billets de banque. Nos visages eux-mêmes verdoient : c’est à croire que nous naviguons au sein d’un bocal immense comme les pharmaciens en mettent, en manière d’enseigne, au-devant des becs de gaz de leurs vitrines.

Et là dedans nagent toutes sortes de formes fantastiques : des champignons barbus, pareils à des blocs de gélatine, nacrés, polychromes et transparents, qui sont des méduses ; de longs rubans soyeux, qui sont des algues ; puis, des troupeaux de poissons de toutes tailles et de toutes couleurs. Il y en a des noirs, il y en a des blancs, il y en a des roses, il y en a des bleus, il y en a des irisés — il y en a des jaunes, que le vieux savant ratatiné reconnaît et nomme en latin au passage. Il y en a qui paraissent être d’or, d’autres d’argent ou de cuivre. Il y en a — les raies par exemple — qui ressemblent aux gargouilles des cathédrales gothiques. Est-il possible qu’il y ait tant de différence entrer la raie libre, vue ainsi chez elle, et la raie au beurre noir !

Le bateau n’a pas l’air de faire peur à ces bêtes-là. Elles le suivent, tout au contraire, et accourent vers lui de toutes parts du fond de l’abîme, comme des papillons qui s’abattent sur une bougie. Quelques-unes même viennent cogner du nez aux vitres, comme pour demander à entrer... Nous les intéressons sans doute autant qu’elles nous intéressent... Le vieux savant ratatiné est dans le ravissement. Moi aussi. Il n’y a que papa qui pince les lèvres, mais je suppose que c’est de peur de laisser involontairement échapper un cri d’admiration.

Quand on regarde en haut, par la glace du plafond, on aperçoit un grand cercle lumineux derrière lequel on devine — plutôt qu’on ne distingue — le ciel et les nuages, comme si l’on était au fond d’un énorme puits en forme d’entonnoir. Cela fait une tache claire dont les bords mouvants sont déchiquetés parle clapotis de la houle, et où les rayons du soleil se fondent, se brisent et tremblotent, comme s’ils avaient passé à travers les lames baissées d’une jalousie.

Quand on regarde en bas, par la glace de la cuve aux phoques, on voit fuir sous ses pieds le fond de la mer... On dirait un grand tapis plat, déroulé par des mains invisibles, sans plis, sans cassures et sans reliefs.

Comme je m’étonnais de cette uniformité inattendue :

« Ne vous y trompez pas, mademoiselle, dit tout à coup le capitaine. Ce n’est là qu’une illusion d’optique, qui tient à ce que, toutes les parties visibles recevant un égal éclairage, il n’y a point d’ombres portées. En réalité, ce sol qui vous semble uni est hérissé d’anfractuosités biscornues dont quelques-unes sont très profondes.

« Au surplus, rien n’est plus facile que de vous montrer ça. Le spectacle en vaut la peine. Nous sommes justement au point le plus profond du détroit. Je m’en vais arrêter un instant le bateau et descendre à une cinquantaine de mètres, presque à frôler le fond : vous allez voir ! »

Ici papa, qui depuis quelques minutes déchirait sournoisement son pauvre mouchoir, ne put se contenir davantage :

« Ah çà ! s’écria-t-il, est-ce que vous êtes fou ? Vous voulez arrêter votre bateau et descendre à cinquante mètres ? Mais nous n’allons pas plus tôt être arrêtés que le bateau va remonter — frrrttt ! — à la surface, comme un ballon délesté... Il ne sera pas trop tôt, au surplus. Si vous croyez que je suis ici pour mon plaisir !

— Je vous demande pardon, répondit M. Claudius Bouget. Je vais arrêter le Désiré, et, au lieu de remonter à la surface, il va, non seulement descendre à cinquante mètres, mais il restera là stationnaire, sans dévier de l’horizontale, tant qu’il plaira à mademoiselle.

— Allons donc ! reprit papa, décidément furieux. Mais c’est contraire à toutes les lois physiques !

— Monsieur, riposta le capitaine, je ne discute jamais ! je prouve ! Veuillez faire attention. »

Puis, approchant la bouche de la planchette du téléphone, il donna ses ordres. Aussitôt le bourdonnement de la machine s’arrêta, tandis que les glouglous de l’eau, changeant de ton, devenaient de plus en plus aigus, et que la nuit s’épaississait autour de nous, comme si le Désiré s’enfonçait dans une mer d’encre...

« Vous n’avez rien senti, mademoiselle ? reprit alors M. Bouget. Cependant, nous sommes descendus de dix mètres à cinquante-cinq, c’est-à-dire que nous avons" fait une chute de la hauteur de deux maisons de six étages... Maintenant, regardez. »

Brusquement, un puissant réflecteur électrique s’alluma sous le bateau, éclairant le « paysage » à la ronde. Nous sommes au fond d’une gorge sous-marine, une sorte do rue noyée entre deux rangées de hautes collines aux bizarres découpures, veloutés de haut en bas de goémons géants. Au milieu de ce chaos grouille un monde de monstres, auxquels les caprices de la réfraction et le clignotement du fanal prêtent des formes fabuleuses et d’invraisemblables colorations, tandis qu’en bas, sur le sol tourmenté, parsemé de précipices et de ressauts, c’est un amoncellement de débris sans nom, pièces de bois rompues à demi ensevelies dans la vase, mâtures disloquées, ferrailles hors d’usage, vieux canons rouillés, ancres tordues et brisées, etc., comme sur un chantier de démolitions.

En vérité, ma chère, c’est un cimetière de navires ! Combien de malheureux dorment là-dessous l’éternel sommeil ! Sur une carcasse éventrée, prise entre deux pointes de roc, comme entre les mâchoires d’une pince, et déjà presque entièrement recouverte par les végétations parasites, je distingue vaguement des lettres à la lueur diabolique du réflecteur.

« Le Salut, murmure à mes côtés le steward, le Salut, de Saint-Malo. Vingt-cinq hommes d’équipage... Il revenait de Norvège, il y a dix ans, quand, par une nuit brumeuse, il fut abordé, crevé, coulé, par un vapeur anglais... Perdu corps et biens ! »

Le Salut ! l’homicide fatalité a de ces ironies... Et il y en a cent peut-être dans le même cas, rien qu’au fond de ce gouffre du pas de Calais, un point imperceptible au milieu de l’immensité des océans !

Le Désiré circulait lentement à l’aviron — car il faut te dire qu’il marche aussi bien à la rame qu’à l’électricité — à un mètre à peine au-dessus de cette nécropole, effleurant les pointes des mâts, contournant les angles des rochers, s’élevant et s’abaissant tour à tour, pivotant parfois sur lui-même comme un chien qui cherche à attraper sa queue, ou même s’arrêtant sur place.

« Êtes-vous convaincu, demanda brusquement le capitaine à papa, et cette épreuve aura-t-elle eu raison de vos préjugés ? »

Papa est évidemment de trop bonne foi pour nier l’évidence, mais il n’aime pas à avoir tort... en public. Il ne répondit rien, mais tournant le dos à M. Bouget, il s’en fut, les sourcils froncés, tambouriner des doigts sur les vitres en regardant passer les limandes.

M. Bouget haussa les épaules — simplement — avec un bon sourire.

« Remontons, dis-je. Cela me serre le cœur et me fait mal.

— À la disposiciôn de usted, señorita, répondit en éteignant le réflecteur le capitaine, qui parle très bien castillan. »

Nous arrivons d’un bond à la surface, dans la splendeur de la lumière du dehors... Nous revoyons le ciel, le soleil, la plaine liquide, le vaste horizon, borné là-bas, vers le nord, d’une ligne sombre : ce sont les côtes d’Angleterre...

À quelques encablures du Désiré, sur notre droite, un petit vapeur, battant pavillon français, vient en droite ligne sur nous, à toute vitesse.

« Tiens ! dit le capitaine, c’est le yacht de la douane de Calais. Que diable a-t-il à filer si vite ? Nous prendrait-il pour des contrebandiers ? Eh ! eh ! messieurs les gabelous. nous allons vous servir une petite partie de cache-cache ! »

Et le voilà qui fait replonger le Désiré.

... « Aôh ! s’écrie tout à coup l’un des Anglais, en jetant ses cartes, aôh ! what’s it ?

— Aôh ! répéta l’autre, comme un écho, what’s it ? »

Ce fut un saisissement, comme bien tu penses. Ces affreux insulaires n’avaient pas encore ouvert la bouche depuis le départ, si ce n’est pour y verser cette liqueur blanche qui sent la térébenthine... Si bien que je les prenais pour des sourds-muets... Il fallait vraiment, pour les émouvoir, qu’il se passât quelque chose d’extraordinairement grave.

Ah ! ma chérie, ce que tu aurais eu peur ! Imagine une bête chimérique, de la taille d’un homme, une sorte de pieuvre, avec une peau boursouflée, comme vernie, à reflets métalliques, et toute pleine de gros plis, quatre tentacules inégaux semblables à des sacs, en manière de bras et de jambes, une grosse tête ronde, avec d’énormes yeux saillants et luisants comme des boules de verre, et une espèce d’aiguillon, mince et pointu comme une épée, de soixante centimètres de long, au bout d’un des bras, gigotant, se démenant, se déhanchant, pirouettant, culbutant, en des contorsions excentriques, tout près de nous, et tapant à coups redoublés sur la vitre du salon qui, sous ces assauts, rend un son cristallin !

« Tch’est oun espadonn, s’écrie l’Italien suspect.

— Jamais de la vie, riposte le vieux savant ratatiné, en assurant ses lunettes. L’espadon ne porte pas son éperon au bout de la nageoire, mais au bout du nez... Nous sommes, mesdames et messieurs, en présence d’un animal inconnu dont aucun zoologiste n’a encore parlé jusqu’ici, et que nous avons, par conséquent, le droit de baptiser, sans que personne y puisse trouver à redire. C’est évidemment une variété inédite de poulpe, d’une taille colossale. Je propose donc de l’appeler le polypus quadripes giganteus, ou simplement polypus Desirati, en l’honneur du bateau sous-marin qui l’a le premier découvert ! Quelle chance et quelle gloire ! Ce céphalopode sera le plus beau jour de ma vie...

— Vous pourriez aussi bien, interrompt papa, le baptiser polypus tricolor. Voyez donc cette espèce de ceinture bleue, blanche et rouge qui lui entoure le ventre... On dirait une écharpe de commissaire de police.

— Commissaire de politché ! clame M. de Maltoti, d’une voix changée... Qui parlé dé commissaire de politché ? »

Mais personne ne répond à l’antipathique rastaquouère, qui s’en va, les yeux hagards, la bouche convulsée, s’affaler comme une loque sur le divan. « Le plus beau jour de la vie » du vieux savant ratatiné a fini par s’accrocher à l’ailette de tribord et essaie d’enfoncer son épée dans la jointure du capot.

« Mais il va nous faire une voie d’eau, votre maudit polypus, s’écrie tout à coup le capitaine, avec un accent de fureur inexprimable. Attends un peu, céphalopode de malheur ! Nous allons voir si la dynamite est de ton goût ! »

Et ouvrant un tiroir, il en tire une petite cartouche, grosse comme une pointe d’asperge, à laquelle il s’empresse d’adapter une capsule fulminante, tout en expliquant à mots pressés à papa ce qu’il se propose de faire.

« Voyez, dit-il, au-dessous du hublot... cette conque de bronze... Deux tubulures symétriques... même système que mes portes... Sans qu’une goutte d’eau puisse seulement suinter, je puis faire passer par là n’importe quoi, une dépêche, un signal, un pétard... ; j’y ferais passer un homme, si le trou était assez grand... Cette cartouche de dynamite, une étincelle électrique... Foudroyé, le monstre ! »

Mais point ne fut besoin de recourir à ce moyen désespéré. N’oublie pas que nous baissions toujours !... Soudain le polypus giganteus lâche l’ailette, son corps se gonfle étrangement, comme si quelque mystérieux ventilateur lui avait insufflé de l’air entre cuir et chair, il tournoie un instant sur lui-même, puis, les nageoires largement écartées, il remonte brusquement, la tête en bas, semblable à un cadavre qu’on repêche avec une corde. En un clin d’œil il a disparu.

C’est égal ! nous avons tous eu, à commencer par le capitaine, qui a pourtant l’air inaccessible à la terreur, cinq minutes de fière angoisse, de ces angoisses poignantes dont on meurt. J’en serais morte peut-être, si la capiteuse atmosphère intérieure du bateau sous-marin ne m’avait donné du courage, du ton et du ressort. Ce n’est pas de l’air ordinaire, en effet, qu’on respire là-dedans, c’est de l’oxygène comprimé... Et cela vous fait un effet... oh ! mais un effet... comme deux doigts de Rœderer... Te rappelles-tu ce roman de Jules Verne Jules Verne , le Docteur Ox, je crois, que nous lisions ensemble à Cauterets, l’autre été ? Tu sais, c’est l’histoire d’une tour Eiffel qui révolutionne toute une ville, parce que l’air qu’on respire au sommet est si pur, si oxygéné, que tous ceux qui font l’ascension se sentent ragaillardis, surexcités, galvanisés, débordants de sève, de force, de courage, d’ardeur et de passion, tandis qu’en bas règnent la torpeur et la somnolence. Eh bien, à bord du Désiré, toujours grâce à l’oxygène, c’est la même chose. Ce qu’on se sent brave là-dedans ! Ce qu’on se découvre de vigueur, d’énergie, de foi, d’espérance, de sentiments nobles, de désirs éperdus d’embrasser une cause sainte...

... Mais ma lettre prend les proportions d’un volume in-4°. Il est temps que je me décide à finir...

Nous avions cheminé pendant tout ce temps-là, si bien cheminé, que nous étions à Douvres. On crie : « Terre ! » — de la chambre d’avant. Une ombre se projette à travers le vitrage, comme le profil indécis d’un échafaud immense : c’est un appontement, c’est l’estacade. Nous remontons en frôlant les piliers : nous sommes à quai, bord à bord avec l’escalier du wharf, où s’entasse une foule énorme, plus dense encore qu’à Calais, qui hurle à tue-tête : Hip ! hip ! hip ! hurrah !

Je suis comme folle — folle d’orgueil et de joie — ou plutôt comme grise — grise d’oxygène intensif. Puis je vois tout rouge. Il parait que quand on sort d’un milieu vert, c’est un effet fatal.

C’est la loi des couleurs complémentaires, consacrée par l’illustre Chevreul.

Telle est au moins l’explication que donne gratis à papa le vieux savant ratatiné.

...Mais quel est ce tumulte ? Le yacht de la douane, que nous avions aperçu en mer, aborde en même temps que nous. Il en sort un être étrange, traînant péniblement ses pieds chargés de semelles de plomb, vêtu de toile cirée, avec un casque de verre rabattu sur le dos, une ceinture tricolore autour des reins, un sabre-baïonnette au poing, bref, notre polypus quadrupes giganteus Desirati en personne, mais avec la tête poivre et sel, les longues moustaches rousses en croc et les yeux térébrants de M. Marigron, chef de la Sûreté !

Pendant que la mob anglaise porte M. Claudius Bouget en triomphe, M. Marigron saute à la gorge d’il marchese Maltoti :

« Vous êtes l’assassin de la rue Vivienne. (Pan ! pan ! faisaient les gendarmes, marquant le pas avec leurs grosses bottes.).

« Au nom de la loi, je vous arrête ! »

Eh oui ! ma chère Hélène, c’était bien simple. Sur le quai de Calais, M. Marigron guettait l’assassin qu’il savait n’avoir pu prendre le paquebot The Empress Victoria, trop rigoureusement surveillé. C’est pour cela qu’il ne nous avait pas salués plus courtoisement, tant il tenait, jusqu’à la dernière seconde, à garder l’incognito. Lorsque son gibier, un peu par ma faute — voilà maintenant que je favorise la fuite des malfaiteurs ! — lui avait échappé, il s’était jeté dans le yacht de la douane à sa poursuite. Ayant aperçu le Désiré en route, il n’avait pu contenir son impatience, et, au péril de sa vie, il s’était fait descendre en scaphandre. C’était lui, le céphalopode inconnu qui cherchait à desceller nos fenêtres, au risque de nous faire couler, avec son écharpe et son sabre... emprunté à un gendarme. Seulement, dans son inexpérience du métier de plongeur, une fois arrivé à une certaine profondeur, dans l’étourdissement déterminé par l’excès de pression, il n’avait plus su régler l’entrée de l’air, qui, gonflant le scaphandre outre mesure, l’avait inopinément ramené plus vite qu’à son tour à la surface, les pieds devant.

Mais il ne s’était pas découragé pour si peu, et nous le retrouvions à Douvres, toujours en costume sous-marin, prêt, coûte que coûte, à faire son devoir.

Cette audace devait me réconcilier avec lui. Comment garder rancune à un héros ?

...Mais, tu le vois, ta petite Jeannette est bien un peu, elle aussi, une héroïne.

Elle aurait encore une foule d’autres choses à te narrer, non moins intéressantes. Mais il faut savoir se borner. Ce sera pour une autre fois.

Mille baisers.

JEANNE DE G...

P. S. — Je ne puis pourtant me dispenser de te dire que je me marie. J’épouse le capitaine du Désiré... Papa est définitivement converti à la navigation sous-marine, sans doute : comment pourrait-il en être autrement ?

Ta JEANNE.

Pour copie conforme :
Émile Gautier