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J.-H. Rosny ainé : Par la voie détournée

samedi 27 novembre 2021, par Denis Blaizot

Ce conte de presse signé J.-H. Rosny ainé a été publié dans Le Journal du 31 janvier 1919. Une autgre facette de l’œuvre de l’auteur de La Guerre du Feu.

Un de ces matins noirs où le ciel semble s’abaisser sur la terre comme la voûte d’une crypte ; le froid, le brouillard, presque les ténèbres ; un temps qui fait songer à la fin du monde…

C’était presque une fin du monde pour Marceline Garrault. Son enfant toussait ; elle-même succombait à quinze nuits de veille. Le piège des choses et des hommes était autour d’elle — pauvre petite épave de la vie, enfoncée dans sa misère comme une bestiole dans la fissure du roc… Que faire ? Que devenir ?

Il faut que tous deux aient du soleil et des forces, le petit parce qu’il retomberait dans son mal, elle parce qu’elle est harassée, épuisée, prête à crouler comme la bête à l’hallali.

Elle a soulevé le brise-bise, elle jette au dehors un regard désespéré. Les passants glissent comme des spectres ; une menace sournoise émane des météores, la menace de l’inanimé contre la vie.

Elle rêve… Il y a trois ans ! Qu’elle était jeune alors, toute baignée encore d’enfance, riche de ces énergies qui promettent le miracle. La nature avait dressé ses pièges. Elle y était tombée, parce qu’elle était seule, pleine do foi et d’espérance. C’est le tort des créatures de croire que le bonheur viendra d’autres créatures. Marceline n’était pas encore capable de voir au delà des apparences ; l’homme qui était venu symbolisa trop facilement tout l’amour, et elle donna à ses promesses l’importance que la candeur et la loyauté peuvent donner à des paroles. Elle fut sûre que, comme elle, il s’engageait pour la vie ; elle céda à des supplications aussi neuves que la jeunesse pour celles qui ne les ont encore entendues qu’une fois.

×××

La chose si simple qui suivit lui sembla un crime unique. Elle en souffrit, comme si elle était la première femme abandonnée par un homme. La vie ne lui permit pas de s’appesantir sur sa détresse morale. Marceline connut les chaînes implacables de la nécessité. Elle se soumit à la lutte. Avec plus d’efforts, et plus humiliants, qu’une lionne ou une biche, elle réussit à nourrir son petit ; et parce qu’une volonté obscure ne veut pas qu’on connaisse la réalité, elle se refit une légende et des chimères.

Les chimères, c’était ces rêvés par lesquels les malheureux inventent des circonstances miraculeuses qui leur apporteront le salut et le bonheur. La légende, c’est que le sieur Gabriel Margelle ne l’avait pas abandonnée de son plein gré, qu’il avait été entraîné par d’autres, et surtout par celle qui était devenue sa femme. L’absurdité de tels contes ne frappe pas les âmes ardentes ; elles savent concilier les contraires en n’y réfléchissant pas.

Marceline se composa un portrait incohérent et farouche de Mme Margelle. Elle lui attribua des machinations aussi mystérieuses que celles que, naguère, les peuples attribuaient aux sorcières…

×××

Dans ce matin de froid, de brume et de misère, elle voyait plus sombre encore la légende. Car la volonté impétueuse de sauver son fils avait eu raison de l’orgueil qui, depuis la rupture, l’avait empêchée d’écrire à Gabriel. Il y a six jours déjà, elle avait enfin exposé sa détresse. Dans une lettre touchante par la sincérité et la force de l’accent, elle racontait sa suprême épreuve, elle implorait un secours qui donnât au petit le soleil sans lequel il ne pourrait survivre. Aucune réponse n’était venue. Et Marceline créait, avec une conviction croissante, les causes de ce silence… « La lettre était tombée entre les mains de la femme. Il y avait eu des scènes. Et, faible, il avait cédé… »

— Elle me l’a pris… Maintenant, elle prendra la vie de mon enfant ! soupira-t-elle.

Le froid et la brume étaient comme incorporés à sa personne. Elle grelottait. Et l’enfant, assoupi, gémissait dans son sommeil !

— Faudra-t-il mourir ?… Ah ! maudite créature…

Dans ce moment, le timbre de l’entrée retentit. Quand Marceline ouvrit la porte, elle vit une jeune femme emmitouflée de fourrures, un être de luxe, de grâce, de lumière, dont la voix argentée demandait :

— Madame Garrault ?…

— C’est moi-même, madame, murmura Marceline ébahie et intimidée.

La jeune femme entra, bruissante et parfumée. Elle regarda l’humble chambre, le lit où l’enfant continuait à gémir dans son sommeil, le mobilier presque sinistre. Elle dit enfin, à mi-voix :

— Pauvre petit !…

Puis, son regard enveloppa Marceline, et elle hésitait, ne sachant pas bien par où commencer…

Elle préféra une entière franchise :

— Je suis la femme de Gabriel Margelle.

Marceline tressauta ; des sentiments étranges montèrent, tumultueux, contradictoires, où il y avait ; de là haine, où il y avait une confuse douceur…

— J’ai lu votre lettre, reprit vivement la visiteuse… Elle m’a infiniment touchée… et si vous le voulez bien, je ferai tout au monde pour sauver votre enfant !…

Une brèche énorme s’était faite dans la légende. La haine s’affaissait en Marceline, l’espérance montait comme une marée. Cependant, elle demanda, avec encore un peu de la croyance mourante :

— Et lui ?

De nouveau, la visiteuse hésita, de nouveau aussi elle choisit la route directe :

— Lui ! exclama-t-elle. J’espère ne jamais le revoir… Le misérable !

— Il vous a donc aussi trompée ? fit naïvement Marceline.

— Il m’a trompée sur lui-même… et je ne m’en suis que trop tôt aperçue. Ah ! si j’avais connu votre aventure… Si des lettres qui sont tombées entre mes mains, presque en même temps que la dernière, avaient pu m’être données avant le mariage !…

— Alors, vous ne saviez rien ?

— Que vouliez-vous que je sache ? J’étais une pauvre petite créature sans expérience…

Une honte écrasante pesa sur Marceline ; tandis qu’une tendresse naissante, une admiration éperdue faisaient battre son cœur.

Elle se jeta à genoux, elle sanglota :

— Pardonnez-moi… pardonnez-moi… le mal que j’ai pensé de vous…

— Pauvre femme ! soupira la visiteuse en la relevant.

Et toutes deux connurent un peu de la vaste incertitude humaine, de l’immense hasard où sont perdus les destins et auquel nous opposons les Fables, les Légendes, les Croyances qui remplissent de mensonge toute l’histoire de l’humanité et de chaque homme.

J.-H. Rosny ainé